Pourquoi Médée vit dans les Townships ou : Le pouvoir de la tragédie
grecque.
Un mythe ancien, de nouvelles questions
Le mythe de Médée est incontestablement un des mythes grecs
les plus renommés depuis l’antiquité.Que ce soit dans la littérature
gréco-romaine
[1] ,
dans la littérature moderne
[2] , ou même dans d’autres domaines de représentation
[3] – le caractère de
Médée n’a rien perdu de sa fascination. Mais d’où provient cette fascination
qui a perduré au cours des siècles, fascination pour une femme infanticide? Par ailleurs comment Médée a-t-elle pu s'introduire en Afrique du Sud ? Mais
retournons d'abord aux sources.
C’est par Euripide que la version tragique la plus ancienne nous est
transmise. Bien que la tragédie
Médée fût écrite il
y a près de 2500 ans, le sujet et la manière dont il est décrit restent
choquants et provocants. Par ailleurs, Euripide sait décrire et représenter
ses caractères, avant tout évidemment Médée, avec une telle connaissance
psychologique que l’on se sent proche des sentiments et des actions. Le plus
souvent cependant, cette fascination pour la tragédie se borne et se
concentre sur le fait que Médée tue ses enfants. Sans doute, cet acte attire
l’attention sur soi par sa cruauté inimaginable et inexplicable, mais
celui-ci n’est que le résultat visible, le « signe » d’un long processus
complexe et d’un développement
interne . C’est plutôt la
description de ce développement, la question du « pourquoi » et « comment »,
qui doit être au centre du débat. Ainsi, on constatera que le monde dans
lequel la
Médée d’Euripide se déroule, se distingue
au début clairement dans des oppositions binaires et simples : femme-homme,
faiblesse-puissance, tort-injustice, promesse-trahison et ensuite
culture-barbarisme/étranger-familier. Cependant, par la suite, la tragédie
évolue ; ces oppositions deviennent plus floues, à l’exception de l’une
d’entre elles : l’opposition entre l’origine barbare de Médée et celle très
cultivée de Jason sillonne toute la tragédie comme un leitmotiv. En effet,
Médée, avec ses traits propres, son identité fondée sur ses origines
colchidiennes (Est de la Mer Noire), vit dans un pays qui lui est très
éloigné, tant par sa situation géographique que par sa mentalité. Ceci est
donc à la base du conflit et peut se résumer comme suit : comment vivre dans
un monde dont l’identité se distingue de la sienne ? Comment s’intégrer dans
un monde où sa propre identité et le besoin de s’intégrer dans une société
font soudain surgir involontairement sa propre
différence face
à la communauté dominante et supérieure ?
Le thème de Médée entre ici en discussion pour ce qui concerne l’Afrique. Quelle raison amène à penser que Médée « vit » dans les Townships en Afrique
du Sud ? Notre essai tente de montrer pourquoi la
Médée
d’Euripide offre la possibilité d’exprimer et d’attirer l’attention
sur la situation de la population noire en Afrique du Sud pendant
l’Apartheid. La tragédie montre et reflète ce qui peut se passer si
l’identité, c’est-à-dire l’appartenance ethnique d’un homme, n’est pas
reconnue, sujet qui ne peut passer d'actualité.
Une identité barbare ? Médée chez Euripide
L’histoire de Médée dont la fin est tragique a des
antécédents qui ne font pas partie du récit d’Euripide. Il faut ainsi
revenir au début du mythe de Médée qui commence en Colchide, la patrie de
Médée, sur la côte est de la Mer Noire (aujourd’hui côte ouest de la
Géorgie). C’est là que Jason arrive avec les Argonautes à la quête de la
Toison d’Or. Celui-ci est donc un étranger, mais il sait profiter de sa
différence : il savait en effet que son origine, différente de celle des
habitants de Colchide, fascinait la fille du roi, Médée. Celle-ci était
tombée amoureuse de Jason par une flèche d'Éros. Avec le soutien de Médée,
qui use de ses pouvoirs magiques, il surmonte toutes les tâches qui lui sont
imposées pour obtenir la Toison d’Or. En contrepartie, il emmène Médée avec
lui comme épouse pour finalement arriver à Corinthe. Là-bas règne le roi
Créon qui a une fille, Glaukè. La « stratégie » de Jason qui consiste à
profiter de sa vie dans une nouvelle société se répète : il épouse Glaukè en
abandonnant Médée avec laquelle il a eu deux enfants.
Voici donc la situation suivante à laquelle Médée se voit confrontée : elle
est une femme, avec des enfants, abandonnée par son mari et vivant dans un
pays où elle est une étrangère. De plus, elle est une étrangère venant d’un
pays considéré comme non-cultivé, dit « barbare ». Elle se distingue donc à
bien des points de vue des autres, car si ce n’est pas sa personnalité
particulière, son origine ethnique et sociale n’est pas la même que celle de
Jason ou de celle des habitants de Corinthe.
À la base du conflit entre Médée et Jason se trouve l’opposition entre la
notion d’identité et de différence. Celle-ci se manifeste dans les relations
entre l’individu et la société. Médée, la princesse de la Mer Noire, est une
étrangère à Corinthe. Elle le sait et l’exprime : elle ne se différencie pas
seulement des autres femmes, mais aussi de tous les habitants de la ville. De cela résulte le sentiment que, pour elle, sa propre identité comprend le
fait d’être « une autre ». Or cette identité est un problème pour Jason qui
lui aussi est perçu comme un étranger à Corinthe. En effet, celui-ci préfère
s’adapter à la situation et se confondre avec la majorité des habitants pour
ne pas devoir subir les conséquences d’une différence culturelle. Par le
biais de son nouveau mariage, avoue-t-il lui même, il peut vivre
tranquillement au sein d’une société cultivée. L’origine « barbare » de
Médée et son comportement est donc la raison pour laquelle Jason
l’abandonne. L’origine de celle-ci barre son chemin opportuniste. C’est donc
l’humiliation et la privation d’une identité égale à celle de Glaukè qui
engendrent l’action de Médée. Bien que Jason nie que les motifs de sa
séparation de Médée se trouvent dans l’origine de celle-ci et bien qu’il
justifie son action comme un acte de sollicitude pour sa famille (« Je
voulais nous assurer une belle vie »), il ressort de notre analyse que la
raison fondamentale de sa séparation est l’opposition entre l’identité et la
différence ethnique et culturelle : Jason veut vivre tranquillement et non
dans la misère. Ce n’est que le mariage avec Glaukè qui lui permettra une
telle vie car celle-ci fait partie de la société de Corinthe. Elle ne se
différencie pas des autres femmes, elle est même un exemple de par son
statut de fille du roi. Son identité garantit donc à Jason une vie
hors de la différence. Par contre, une vie avec Médée
serait une vie
dans la différence vue son origine dite
« barbare ».
La différence d’un mythe. Une « mise à jour » de Médée
Les tragédies grecques anciennes étaient connues et jouées
en Afrique du Sud dès le début de la colonisation britannique.Or cet
héritage ne représentait qu’une partie «
of the Eurocentric
theatrical canon of the White establishment [4] ». Malgré cette
exigence élitaire de la population blanche et ces représentations interdites
à la population noire à cause de la ségrégation raciale, la tragédie grecque
entrait dans les théâtres et dans la littérature des Africains noirs. Mais
quelles étaient les raisons qui ont poussé à adapter le mythe de Médée ? On
pourrait estimer que la tragédie grecque ne soit pas seulement éloignée des
Africains noirs tant par sa distance temporelle mais aussi et avant tout par
sa distance culturelle. Bien au contraire, les victimes de l’Apartheid y
trouvaient au fond les mêmes problèmes et les mêmes pensées auxquels ils se
voyaient confrontés à ce moment-là. Un des conflits les plus importants
était incontestablement celui qui se jouait autour de la notion d’identité
ou celui d’exprimer sa propre identité dans une société qui se légitimait
par sa différence ou plus précisément par une identité supérieure à
celle-lci. Ce problème ainsi que les questions posées dans ce contexte se
trouvaient déjà dans la
Médée d’Euripide.
Il existe plusieurs versions d’une
Médée
« africaine »
[5] . Cependant, je vais me borner ici à la tragédie
Demea (une anagramme de Medea) rédigée par l’écrivain et
universitaire Sud-Africain Guy Butler
[6] . Bien que
Demea fût écrite au début des années 1960, la première
représentation n’a eu lieu qu’en 1990, au terme de l’Apartheid en Afrique du
Sud. Butler y transpose la tragédie « euripidienne » dans l’Afrique du Sud
des années 1820 en modifiant les noms (Médée devient Demea, Jason devient
Jonas). Le récit se transforme de la manière suivante : Demea est une
princesse noire mariée avec le Blanc Jonas Barker, un commerçant ainsi que
track leader et ancien officier britannique. Comme Jason,
celui-ci a pu profiter « financièrement » de sa relation avec Demea, car il
a pu faire du commerce avec des villages, ce que ne pouvaientfaire d’autres
commerçants.Contrairement à la version d’Euripide, Jonas ne croit pas dès
le début qu’il y ait des différences insurmontables entre les deux identités
(noires et blanches)
[7] – même s’il ne divulgue pas son union avec une femme noire.
C’est donc malgré sa grande différence (couleur de la peau, métier, origine,
racines culturelles) qu’il vit dans une société avec Demea en éliminant ces
différences par son mariage qui donne à celle-ci une sorte de nouvelle
identité. Cette vie cependant n’est possible que dans son
track
composé de Blancs
et de Noirs.
Comme chez Euripide, la pièce commence au moment où Jonas, dont la mentalité
a changé en profondeur, abandonne Demea. Il va épouser une Blanche, la fille
d’un autre commerçant et
track leader qui s’appelle Kroon (chez
Euripide Créon). Dans son
track , il n’y a que des membres
blancs, Kroon se manifeste donc comme pilier de la ségrégation raciale. L’attirance de Jonas vers la société de Kroon exprime pour Demea une
approbation nette de la ségrégation raciale, fait qui est également fort
présent dans la
Médée d’Euripide avec le terme de
« barbare ». Par conséquent, Demea, comme Médée, tue ses deux enfants en les
envoyant au camp de Kroon où ils sont tués dans un massacre général dont
Demea savait d’avance qu’il aurait lieu. La raison pour laquelle elle envoie
ses enfants consciemment et délibérément à la mort reste aussi abominable et
paradoxale que chez Médée : elle veut protéger ses enfants. Alors que Médée
épargne à ses enfants une vie impossible ou une punition exercée par une
société qui les croit complices de la mort de Créon et de sa fille (ce sont
les enfants de Médée qui donnent le vêtement empoisonné à Glaukè),
l’intention de Demea est de protéger ses enfants des préjugés raciaux.Dans
le récit de
Demea , dans les actions et réflexions,
l’opposition entre la notion d’identité et de différence est donc présente
de différentes manières : l’identité de Demea est, comme celle de Médée,
définie par sa différence, puisque sa couleur de peau en est l’élément le
plus visible, mais son origine comme membre d’une tribu africaine, qui ne
fait pas partie de la société dans laquelle Jonas vit, se révèle être un
autre facteur. Le fait d’être exclu d’un ensemble d'individus unis par les
mêmes valeurs, normes et idéologie, est bien comparable à ce qui s’est passé
pendant l’Apartheid.Dans la préface de
Demea , Guy
Butler explicite : «
In writing Demea, I have turned the Medea into
a political allegory of the South African situation [8] ». En fait, la pièce
réflète nettement la situation de la population noire pendant
l’Apartheid.
Pour la population noire de l’Apartheid, le paradoxe ultime consiste dans le
fait qu’ils étaient des étrangers dans leur propre pays et dans la société
minoritaire blanche. Leur identité sociale et éthnique (à savoir les tribus)
devenait alors radicalement différente avec l’arrivée des Européens. Les
conséquences et les résultats de cette politique supprimant et niant
l’identité de « l’autre » sont donc illustrés dans
Demea . La tragédie est en outre un modèle montrant ce qui
arrive si une nouvelle identité est créée à partir de la privation et de la
dévalorisation de cette d’origine. Les conséquences d’une telle
dévalorisation se manifestent finalement dans la réaction de Demea. Elle tue
ses enfants pour les protéger des misères liées à leur différence et pour se
venger de Jonas.
L’acte des deux femmes résulte donc d’une humiliation conséquente au rejet de
leur identité et a pour même but la vengeance et la protection de leurs
enfants.
Du temps jadis au temps présent
Pourquoi Médée vit-elle donc dans les Townships ?Quelle est
la raison pour laquelle ce mythe est toujours aussi vivace en Afrique du
Sud
[9] ? En effet,
l’Afrique possède elle-même une tradition longue et riche en mythes. Ce
n’est donc pas faute de possibilités que le modèle d’Euripide a été choisi. Les propos de Guy Butler peuvent en éclairer les raisons :
«
I was […] struck by the Medea of Euripides, which
dealt with an issue much on my mind.[…] [Greek dramatists] seemed
to have so sure an instinct for archetypical and universal
themes
[10] . »
C’est donc l’universalité des pensées de la tragédie grecque qui est a
l’origine de sa diffusion partout dans le monde. Quels que soient le temps
et le lieu – la tragédie grecque pose des questions ou donne des réponses
qui se trouvent à la base de chaque culture.Si l’on se réfère directement
au personnage de Médée dans
Demea [11] , il apparaît
clairement que ce mythe est un
topos qui comprend une opposition élémentaire,
essentielle pour chaque être humain et chaque communauté humaine : celle de
notion d’identité et de différence. Que se passe-t-il si l’identité d’un
être humain est considérée comme supérieure à une autre ?
Médée et
Demea illustrent l’importance
capitale de respecter l’identité de chacun, et cela même si leur différence
est notable. Dans le cas contraire, la communauté ou la société tendra vers
une généralisation des stéréotypes. Les actes de Médée et Demea expriment le
fait que ces deux femmes ont compris que leurs enfants et elles-mêmes ne
pouvaient pas (sur)vivre dans une société qui ne respecte pas leur
individualité provenant de leur origine – que ce soit leur mari ou la
société en général.En outre,
Demea possède une
dimension politique non négligeable : sous le couvert d’un mythe ancien, une
critique face à un problème actuel, même crucial, ressurgit.Dans notre monde
toujours plus mondialisé, les différences géographiques diminuent de plus en
plus. Cela ne peut cependant pas dissimuler le fait que les différences
culturelles persistent encore. En revanche, se sentir étranger est peut-être
devenu plus facile que jadis.
Médée , une tragédie
écrite il y a presque 2500 ans, aide et exhorte donc à comprendre ainsi qu’à
respecter l’identité et l’individualité de « l’autre ».
Bibliography
Butler, Guy. 1990. Demea: A Play. Capetown
DeHaeck, Ben. 1996.
Medeia-Ballade
Fleishman, Mark. 1994.
Medea
Kallendorf, Craig. 2007. A Companion to the Classical Tradition.
Oxford.
Lanoye, Tom. 2002. Mamma
Medea
Mezzabotta, Margaret M. 1999. « Ancient
Greek Drama in the New South Africa ». In The reception
of the Texts and Images of Ancient Greece in late twentieth-century
Drama and Poetry in English. Source électronique :
http://www2.open.ac.uk/ClassicalStudies/GreekPlays/Conf99/mezza.htm.
van Woensel, Oscar. 2005. Medeia
van Zyl Smit, Betine. 1992. « Medea and
Apartheid ». In Akroterion 37. p. 73-81.
Footnotes
Note 1
Cf. les tragédies d’Euripide, Sénèque; l’épopée d’Apollonios de Rhodes ;
la lettre de Médée à Jason dans les Héroïdes
d’Ovide.
Note 2
P. ex. Pierre Corneille (1635), Jean Anouilh (1946), Christa Wolf
(1996).
Note 3
Cf. les tableaux d’Eugène Delacroix (1862) ou d’Anselm Feuerbach
(1870).
Note 4
Mezzabotta 1999. Cf. également van Zyl Smit 1992: 73-81.
Note 5
Pour un aperçu de cette version et l’adaptation des autres textes
antiques cf. Kallendorf 2007.
Note 6
Butler 1990.
Note 7
Il dit: « Mixture is unevitable. It has happened, will happen,
you can’t stop it . » et « The mind and the heart
of man are too strong to accept the skin as a prison .»
( Demea, scène I)
Note 8
Butler 1990, Préface non paginée.
Note 9
Fleishman 1994; DeHaeck 1996; Lanoye 2002; van Woensel 2005.
Note 10
Butler 1990: Préface non paginée.
Note 11
Le maître des deux enfants de Demea et Jonas raconte le mythe de Médée et
Jason au début de la pièce (scène I) : « Jason, a trader,
perhaps a pirate,/A hero on renown in Greece,/Chose a piebald crew
[…] to fetch from Colchis the Golden Fleece./The king’s daughter
fell for Jason./Medea helped him to steal the
fleece… ».