Dialogue interculturel, le chaînon manquant entre identité et différence :
défis conceptuels et politiques
Introduction
En ce moment crucial de son histoire, il est heureux que ce débat ait lieu
en Grèce, un pays dont l’essor intellectuel et artistique a considéré depuis
l’Antiquité le Dia-Logos comme un lieu de rencontre avec la diversité
culturelle du monde avec laquelle elle entrait en contact. La Grèce, qui a
joué un très grand rôle dans la construction des mythologies de l’accueil ou
du rejet de l’altérité, devient ainsi le laboratoire non seulement d’une
nouvelle épistémologie du « dialogue » mais encore de sa mise en pratique.
Aucune société humaine n’a vécu ni ne peut vivre sans créer un monde de pensées,
de formes ou de sons qui signalent sa spécificité et constituent des langages à
vocation universelle. Il n’est pas nécessaire d’être allemand pour savourer les
Carmina Burana de Carl Orff, ni d’être japonais pour contempler la Grande vague
de Kanagawa, chef-d’œuvre de Hokusai, ou russe pour vibrer au rythme d’une
chorégraphie de Nijinski, ou encore africain pour admirer un masque dogon. Il ne
faut pas non plus être grec pour apprécier les chefs-d’œuvre grecs dégageant
« une noble simplicité et une grandeur tranquille, tant dans l’attitude que dans
l’expression ». Il est devenu un lieu commun de dire que les œuvres de l’esprit,
et plus particulièrement l’art, peuvent contribuer à résoudre des fractures
culturelles irréductibles à une approche politique, et de ce fait, qu’elles
peuvent faire partie des fondements d’un véritable humanisme.
Je voudrais rappeler la fière affirmation du poète Shelley, selon laquelle « les
artistes, les écrivains et les philosophes sont les véritables législateurs –
pourtant méconnus – » car la force du verbe et de l’image façonne de manière
indélébile les modes de penser, les relations humaines, la vie en société, notre
rapport avec la nature. En admettant ces liens de l’esthétique et du politique,
nous réaffirmons que la justice, l’équité et la liberté n’ont pas de meilleurs
serviteurs que la culture et l’art nous invitant à penser davantage qu’ils nous
donnent à voir.
C’est une idée semblable qu’exprime J.M.G. Le Clézio dans un article en hommage à
J.D. Salinger. « Quelqu’un, un écrivain, à l’autre bout du monde, pouvait parler
de ce que je ressentais, de ce que je désirais, raconter une histoire qui ne
pouvait pas m’être advenue de telle façon qu’elle faisait partie de mes
souvenirs et de mes émotions, qu’elle me donnait à réfléchir, non pas par
quelques messages lourdement assénés, mais par une sorte de touche légère, drôle
et pathétique à la fois, et toute ma vie en serait changée ».
Pour illustrer ces liens entre l’esthétique et le politique, le détour par la
culture grecque est incontournable. L’accueil ou le rejet de l’altérité y sont
illustrés par une série de mots et de mythes, créateurs à leur tour, de concepts
et de lois ; j’en retiendrai un seul, celui des Danaïdes. Ces filles de Danaos,
venues d’Égypte, avec un accoutrement étranger, une langue incompréhensible,
supplient de pouvoir s’installer sur une terre d’accueil en Argos. On doit
noter, à ce propos, comment Danaos conseille ses filles « … Qu’aucune assurance
ne soutienne votre voix ; qu’aucune effronterie sur vos visages au front modeste
ne se lise en votre regard posé. Enfin, ni ne prenez trop vite la parole, ni ne
la gardez trop longtemps : les gens d’ici sont irritables. Sachez céder ; tu es
une étrangère, une exilée dans la détresse : un langage trop assuré ne convient
pas aux faibles … » (Eschyle,
Les Suppliantes ,
188-203).
Leur errance, qui a inspiré tant de dramaturges, d’artistes et de philosophes,
d’Eschyle (
Les Suppliantes ) à Rodin (
La Danaïde , voir Annexe 1)), à Julia Kristeva et à Levinas, a forgé
le concept essentiel de « philoxénie », c’est-à-dire d’hospitalité, véritable
réponse à la xénophobie et même la « xénélasie » (expulsion des étrangers)
appliquée à Sparte.
L’accueil de l’altérité, la philoxénie, est un des concepts clés de l’époque
contemporaine puisqu’il s’agit de la gestion de la diversité culturelle dans
l’espace public où des politiques innovantes doivent être négociées à tout
moment pour redéfinir le contrat social et culturel entre citoyens. Dans ce
contexte, le sujet « Identité et différence » est particulièrement opportun,
puisqu’il occupe une place hautement stratégique aussi bien dans l’agenda de la
communauté académique que dans celui de la communauté politique avec
l’inlassable débat sur la mondialisation et l’immigration, et les discours sur
l’identité qui l’accompagnent.
Mission de l’UNESCO
Si l’UNESCO s’érige, selon son mandat, en Agora des idées et en législateur
mondial, c’est précisément qu’elle a la bonne fortune de pouvoir rassembler
toutes les forces vives du génie créateur de « la féconde diversité des
cultures » du monde. Elle aspire à affirmer ou reconstruire l’unité fondamentale
de l’humanité, à retrouver cette « langue-mère » que chacun peut entendre et
parler, quelles que soient ses racines ethniques, culturelles, religieuses
linguistiques ou autres.
Créée au lendemain de la seconde guerre mondiale (1946) sur le constat que
« les
guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est
dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la
paix » , l’UNESCO a lutté pour que « l’ignorance », « la suspicion »,
« la méfiance » et « le reniement » de la dignité humaine ne dégénèrent pas en
guerres.
L’usage du mot « dialogue » s’est imposé dans le vocabulaire de l’Organisation à
partir des années 2000, en réponse à la théorie simpliste et fallacieuse du
« choc des civilisations », parue dans les années 1990. Les termes « dialogue
interculturel » et « dialogue entre les cultures » sont désormais utilisés en
tant que termes génériques englobant ceux de « dialogue entre les
civilisations », « dialogue entre les peuples », « dialogue
interreligieux ».
À travers ses champs de compétences que sont l’éducation, la culture, les
sciences exactes et les sciences sociales et humaines ainsi que la communication
et l’information, l’UNESCO, relevant les défis particuliers que pose chaque
contexte historique, tente d’apporter une réponse concrète sur plusieurs plans :
d’abord en tant que laboratoire d’idées en vue d’anticiper et de définir des
stratégies et des politiques appropriées ; en tant que centre d’échange
d’informations en vue de collecter, transmettre, diffuser et partager
l’information, les connaissances et les meilleures pratiques ; en tant
qu’organisation de développement des capacités humaines et institutionnelles des
États membres, ainsi que comme catalyseur de la coopération internationale ;
enfin, en tant qu’organisation normative invitant les États à s’accorder sur des
règles communes pour renforcer une véritable coopération internationale en vue
d’une « solidarité intellectuelle et morale de l’humanité ».
Trois phases majeures peuvent être observées au cours de plus de six décennies de
la vie de l’Organisation, qui ne sont pas rigoureusement cloisonnées car les
actions entreprises à chaque phase se sont poursuivies pendant les étapes
suivantes. Leur durée propre est plus difficile à évaluer, chacune d’elles
tendant à perdurer même lorsque d’autres priorités émergent et gagnent plus de
visibilité.
Dès sa création, à la sortie de « la terrible guerre » et au moment où
commençaient les processus de décolonisation, l’UNESCO s’est engagée très
concrètement en faveur de la compréhension et de l’appréciation mutuelles entre
les peuples, au moyen de la connaissance réciproque et de la reconnaissance de
l’apport de chaque culture à la civilisation universelle, notamment par la
diffusion du savoir et des œuvres littéraires et artistiques (par exemple, les
Collections telles que celle des Œuvres représentatives, celle des musiques
traditionnelles du monde, celle de l’Atlas mondial des arts ou celle des
Histoires générales ou régionales, ou encore le Projet majeur relatif à
l’appréciation mutuelle des valeurs culturelles de l’Orient et de l’Occident,
1957-1966).
Au cours d’une deuxième phase, à partir des années quatre-vingt, il s’est avéré
nécessaire de faire prendre conscience des racines communes des civilisations,
de promouvoir l’idée d’un héritage mondial pluriel et de favoriser des attitudes
d’ouverture et de tolérance nécessaires, dans un monde qui prenait de plus en
plus conscience de son interdépendance. C’est ainsi que le concept des « Routes
du dialogue interculturel » a été lancé dans le cadre de la Décennie mondiale du
développement culturel (1987-1996), partant du présupposé que la dynamique de la
rencontre fait qu’une culture évolue et se transforme, dans toutes ses
composantes. Il s’agit d’un processus de longue haleine qui a traversé les
siècles en mettant en évidence les mouvements, les rencontres et les
interactions, aujourd’hui quelque peu oubliés (par exemple, Routes de la soie,
Route de l’esclave, Routes de la foi, Route d’Al-Andalus, Routes du fer, Plan
Arabia, etc.).
Une troisième phase coïnciderait avec le début du millénaire où le sentiment de
vulnérabilité et de fragilité de la planète s’est généralisé et où la nécessité
de repenser la paix en termes de durabilité à l’échelle nationale et
internationale est devenue incontournable. Dans ce paysage de crises financière
et environnementale, accompagnées des instabilités géopolitiques et des
déséquilibres démographiques, la mobilité humaine s’est intensifiée, créant une
nouvelle cartographie que reflètent nos sociétés contemporaines aux identités
fortement diversifiées. Ces nouvelles sociétés, où une pluralité de cultures
sont appelées à coexister sur un même territoire national, doivent relever de
nouveaux défis, nombreux et contradictoires : parmi les plus urgents, celui de
préserver le lien social, constamment mis à l’épreuve par les replis
identitaires, les stigmatisations de l’altérité et les tensions qui en
découlent.
Ces tensions sont notamment dues à la disparition des aires culturelles
classiques, la mondialisation suscitant un nouveau besoin de territoires
d’identification imaginaire. Facilitée par le développement vertigineux des
moyens de communication, la circulation des mots et des images des différents
flux culturels entraîne différentes formes de positionnement des individus et
des groupes, allant, dans ses expressions symboliques extrêmes, de la résistance
culturelle au relativisme culturel.
Le contexte international changeant appelle à repenser les programmes et les
modalités d’action ; les concepts, enrichis au fur et à mesure de l’expérience,
doivent être revisités afin de donner au dialogue des assises théoriques et
opérationnelles plus solides.
L’UNESCO continue son engagement à mettre en lumière les processus complexes
d’interaction des cultures liées au mouvement physique des populations et aux
influences réciproques grâce à la circulation des idées, des techniques et des
œuvres. Ce faisant, elle aspire à décrire les innombrables articulations
interculturelles et à démontrer plus précisément les avantages et les
enrichissements que les civilisations et les cultures ont tirés les unes des
autres. À cette fin, elle s’appuie sur la mise en place de réseaux de
communication en ligne et de contacts entre les institutions de recherche à
l’échelon international ; parallèlement, elle s’efforce d’introduire les
éléments relatifs à la valeur du dialogue entre les cultures dans les programmes
d’enseignement de l’histoire, de la géographie, de la philosophie, des sciences
et de l’éducation civique ; elle favorise des modalités novatrices pour
promouvoir l’éducation au développement durable et à la diversité culturelle ;
elle fournit, enfin, aux États membres des avis concernant les politiques à
suivre dans ces domaines.
Cadre conceptuel
Quelques précisions terminologiques s’avèrent nécessaires car, selon Hegel, c’est
en mots que nous pensons : qu’entend-on par mémoire, histoire, éducation et
culture ? La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et, à
ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir
et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à
toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de
soudaines revitalisations. L’histoire est la reconstruction toujours
problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène
toujours actuel, un lien vécu au présent éternel. « Parce qu’elle est affective
et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle
se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers
ou symboliques, sensibles à tous les transferts, écrans, censures ou
projections. L’histoire, parce qu’opération intellectuelle et laïcisante,
appelle analyse et discours critiques… L’histoire ne s’attache qu’aux
continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire
est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif… » (Pierre Nora).
Il faut insister sur cette dimension symbolique puisqu’elle caractérise, par un
événement ou une expérience vécue par un petit nombre, une majorité qui n’y a
pas participé, conduisant à un raisonnement identificatoire, circulaire du
collectif et de l’individuel.
La définition de l’éducation, d’après Dewey, correspond mieux au caractère
interculturel de celle-ci, en redéfinition constante, à condition qu’elle soit
centrée sur l’apprenant : « Education is that reconstruction or reorganization
of experience which increases ability to direct the course of subsequent
experience ». Ainsi, le concept du développement en termes éducatifs signifie
« that the educational process has no end beyond itself. It is its own end; and
that the educational process is one continual reorganizing, reconstructing,
transforming ». «
Educare » : nourrir et
élever, et «
educere » : tirer hors de,
conduire vers. Deux conceptions, qui devaient être complémentaires, sont en
réalité contradictoires (qui sait et d’où sait-on ? Que et comment sait-on ? Sur
quoi sait-on et avec quel effet ?).
Enfin, qu’entendons-nous par culture et diversité culturelle ? Employés à tout
va, ces termes se sont banalisés au point de couvrir des réalités différentes
souvent contradictoires. Le flou qui entoure cette notion explique en grande
partie son succès actuel dont on n’a que trop facilement tendance à se
féliciter.
La culture est souvent définie comme un héritage, un ensemble de valeurs
transmises d’une génération à une autre, dans un processus historique continu. Cet héritage constituerait, selon certains, l’identité culturelle de chaque
individu. Cette définition courante présente pourtant une lacune fondamentale :
elle assimile la culture à un ensemble de traditions héritées en négligeant ce
que ce processus de transmission peut avoir de dynamique. En effet, la culture
n’est pas seulement un héritage : c’est un projet. À une vision statique de la
culture qui ne peut que justifier toutes sortes d’intégrismes, il faut
substituer une vision dynamique comme un processus continu, malléable, évolutif
qui, à chaque étape de la vie de l’individu, à chaque génération, peut plus ou
moins mettre en cause l’héritage transmis en le remodelant dans un contexte
nouveau.
La notion de diversité culturelle s’appuie aujourd’hui à l’UNESCO sur une
définition élargie de la culture qui, outre les arts et les lettres, englobe les
modes de vie, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances, ainsi
que les façons de vivre ensemble. Ces éléments sont nécessaires à toute société
car ils lui assurent un nouvel horizon, le passage d’aujourd’hui à demain, voire
l’énergie et l’inspiration nécessaires pour un avenir meilleur.
La culture dans sa diversité ne révèle pas seulement une pluralité d’identités
dynamiques, mais elle devient aussi force de changement, seule garante de
l’acceptation ou de rejet que postule la modernité : chaque forme de création,
chaque invention, constitue un lieu de rencontre, un espace de pensée,
transforme les perspectives, déplace les frontières de liberté et de choix de
tous, ouvre de nouveaux horizons d’émerveillement, en tissant des liens solides
entre individus, entre générations et entre régions. La notion de diversité
signale la « trace du mouvement » de nos cultures, un mouvement sans cesse
entretenu par une modernité qui effectue un tri vigilant entre ce qu’elle
abandonne et ce qu’ elle garde pour accompagner son entrée dans le futur.
Posons encore quelques jalons : thème très à la mode aujourd’hui, la culture a
donné naissance à un courant de pensée dit « culturaliste », comme le terme de
communauté a donné naissance à un courant de pensée dit « communautariste ». Les
deux courants se mêlent constamment car les fondements de la « communauté » sont
culturels et revendiqués comme tels.
Dans un souci d’obtenir des institutions la reconnaissance d’une identité trop
longtemps étouffée par des politiques assimilationnistes dures, les
culturalistes en viennent à enfermer les individus dans des appartenances figées
et statiques : en défendant les particularismes culturels au nom de la
diversité, ils accentuent la différence au point de la rendre irréductible à une
vie collective commune.
On aboutirait ainsi à ce que les spécialistes appellent
une société
fragmentée . Au moule unificateur de la majorité succéderait la
tyrannie des minorités qui, se réclamant de valeurs collectives, ne poursuivent,
en réalité, que les intérêts du groupe qu’elles représentent, sans se soucier de
leur conciliation avec un projet de société plus global. Cette sorte de
« lobbying culturel » permettrait à chaque entité culturelle particulière, dans
un rapport de force permanent avec les autres, de revendiquer des avantages à
son profit en utilisant sa spécificité comme prétexte. On devine alors quelles
seraient les conséquences de ce renchérissement : sous couvert de reconnaissance
et d’équité, une compétition stérile des cultures.
À cette vision pessimiste, on peut opposer un constat optimiste : la culture
n’est pas fatalement en elle-même facteur de divisions. Et ce, parce qu’elle
n’est pas une entité figée et statique. À force d’avoir les yeux rivés sur les
conflits communautaires qui, il est vrai, occupent une place importante du fait
de leur visibilité, on oublie que la construction du pluralisme est la réponse
politique aux contraintes et aux exigences de la diversité culturelle. La
mobilité à laquelle sont désormais vouées nos sociétés appelle une vision
dynamique de la culture. La culture est un compromis permanent entre ce que l’on
garde et ce dont on se sépare. Il incombe aux individus d’effectuer cet
arbitrage au sein d’une société qui doit leur donner des choix, créer des
espaces d’expression et d’échanges afin que cette acculturation ne soit pas un
trait tiré sur leur passé.
La culture ne prédétermine pas les individus, encore moins leurs comportements. Elle peut cependant devenir un facteur d’identification
a posteriori , lorsque l’exclusion économique,
sociale ou politique frappe plus particulièrement certains groupes précis. Elle
devient un refuge pour des individus désaffiliés, comme dirait le sociologue
Castel, à la recherche d’éléments de référence identitaires que ni l’école, qui
n’est plus cette machine intégratrice d’antan, ni la société qui a perdu de sa
force symbolique, ni l’État qui n’est plus porteur d’un projet commun, ne
peuvent lui apporter.
Cette prise de conscience ne doit induire ni l’autarcie culturelle, ni le
négationnisme culturel, ni le darwinisme culturel mais la compréhension du
mécanisme du passage de la
différence à la
diversité
qui suggère une profonde évolution des perspectives. L’idée de diversité, à
l’opposé de celle de la différence, repose moins sur l’analyse des cultures en
termes de structures, d’invariants et de variables, que sur une analyse en
termes de processus, de dynamique, de métissage, bref de dialogues avoués on
inavoués, explicites ou implicites, programmés ou spontanés.La différence,
d’après Derrida, peut être conçue comme une « différance »
[1] , à savoir une invitation à différer, à
remettre à plus tard : elle offre des stratégies de retard, de sursis,
d’élision, de détour, d’ajournement et de réserve ; elle empêche donc tout
système de se stabiliser en tant que totalité close ; elle vient combler les
failles et les apories qui constituent les lieux potentiels de résistance,
d’intervention et de traduction.
Arrêtons-nous sur l’étymologie du terme-clé de « dialogue » afin d’assurer une
meilleure compréhension des attitudes et des conduites qu’il implique.
«
Dialogos », ce terme grec est un mot
composé, généralement mal traduit et mal compris, par suite d’une confusion
entre «
dyo » et «
dia ». Il ne signifie pas que deux personnes ou deux groupes
conversent mais que deux ou plusieurs personnes acceptent de confronter leurs
logiques jusqu’au bout. Le dialogue constitue ainsi un exercice périlleux,
puisqu’il implique le risque pour le locuteur de voir sa pensée transformée,
donc sa propre identité mise à l’épreuve. Le préfixe «
dia » a comme équivalent le préfixe «
trans »,
qui évoque un déplacement considérable dans l’espace, dans le temps, dans la
substance et dans la pensée. Avec Platon, qui a codifié le dialogue comme moyen
de recherche en commun de la vérité, le terme a pris sa pleine signification ;
il a acquis ses contours et ses limites. Ainsi, le dialogue, instrument de
vérification de la validité d’une pensée, peut être aussi un exercice
individuel : on peut dialoguer avec soi-même et ceci n’est pas un monologue
stérile. Le dialogue n’est pas conçu pour aboutir à une conclusion définitive. Le dialogue a ceci de paradoxal qu’il contient une oralité latente, qui
transparaît jusque dans sa forme écrite et en garantit la vitalité. Il devient
ainsi le moyen, toujours renouvelé, de relancer le processus de la pensée, de
mettre en cause des certitudes, de progresser de découvertes en découvertes.
C’est pourquoi la plus grande attention doit être portée aux techniques du
dialogue, entendues non pas au sens rhétorique du terme mais au sens que lui
donnent les spécialistes en communication interculturelle : il s’agit de définir
et puis d’acquérir des compétences permettant d’engager et de soutenir un débat
avec une très grande variété de locuteurs venant d’horizons culturels les plus
proches comme les plus lointains. Ces techniques doivent combiner «
logos » et «
mythos », c’est-à-dire, d’une part, les dimensions rationnelles,
et d’autre part, les dimensions intuitives et poétiques de la pensée humaine. Platon ne considère pas que les mythes doivent constituer un donné culturel
stable : ils sont là pour aider à la réappropriation du discours et peuvent être
constamment réinterprétés par un locuteur actif et vigilant. Ces deux approches,
rationnelle (
logos ) et poétique (
mythos ) sont indispensables à la quête de la
vérité. Ainsi conçu, le dialogue transgresse et transcende mais il dérange et il
agresse.
Les perversions du langage résident dans une auto-suffisance dont les causes,
extrêmement variables, vont de la paresse intellectuelle à la volonté de
domination. Refuser le dialogue pour se réfugier dans le confort douillet de ses
croyances, de ses certitudes et d’une identité sécurisante, trahit, outre la
passivité, la peur du changement. Par ailleurs, refuser le dialogue peut être le
fait des puissants et refléter leurs orgueilleuses certitudes : il est inutile
de mettre ses opinions à l’épreuve, puisqu’elles sont justes et quand bien même
elles ne le seraient pas, elles restent définitives, et s’imposeront toujours
par la force ou la propagande. L’attitude de Calliclès, dans le Gorgias de
Platon, évoque celle de nombreux dictateurs dont regorge l’histoire.
Ce détour, par l’étymologie, et cette plongée dans le passé constituent autant de
préalables nécessaires pour déterminer une épistémologie du dialogue, conforme
aux besoins du monde actuel. Dans un contexte où certains fondamentalismes
culturels réapparaissent avec toute leur nocivité et où, simultanément, la
mondialisation crée les conditions d’un nivellement général, le dialogue, au
sens réel et complet du terme, est le seul exercice susceptible de conjurer
l’incompréhension et la haine, de préserver la diversité culturelle, ferment
indispensable de la vitalité et de l’expérience humaine.
Nouveaux défis
Dans le paysage international mouvementé, il faut prendre en compte les rapports
intimes entre diversité et identité culturelles, dialogue, développement,
sécurité et paix. Ces cinq notions solidaires doivent être repensées dans une
dynamique nouvelle : la culture à partir de sa riche diversité, le dialogue,
révélateur de cette diversité, et le développement, dans son double sens,
matériel et symbolique, pour une paix et une sécurité durables. Trois nouveaux
défis sont à relever prioritairement :
- affirmer la nature dialogique de
toute culture en démontrant qu’aucune n’est monolithique mais faite
d’échanges et d’interactions et que chacune comporte des interstices offrant
des terreaux fertiles pour de nouvelles créations. La vision monolithique
d’une culture ou l’enfermement de celle-ci dans ses différences vient
souvent d’un regard extérieur. Afin d’éviter toute instrumentalisation
idéologique, il faut prendre des précautions pour ne pas réduire la culture
à une de ses composantes, comme la langue ou la religion, et rappeler que
c’est un ensemble indissociable, constamment décliné selon la mémoire et les
aspirations de chaque individu et de chaque groupe social.
-
affirmer que la mise en œuvre du dialogue entre cultures mobilise non
seulement les États mais aussi la société civile, jusque dans la définition
des rôles entre l’État et la gouvernance locale, et dans une perspective de
toucher non pas uniquement les « convaincus » du dialogue, mais ceux qui ne
se sentent pas concernés. Dans cette responsabilité commune envers le
dialogue, les intellectuels et les artistes, les leaders d’opinion comme les
leaders religieux et ceux de la jeunesse, occupent un rôle majeur. L’urgence
d’articuler les trois niveaux – le global, le régional et le local – en
faveur de ce dialogue, à la fois vital et fragile, doit être soulignée. Une
réponse possible réside dans la définition d’une voie médiane (middle
ground) où le débat interne à chaque culture – dépassant ses propres
divergences et clivages – devient la condition à tout débat externe devant
s’exercer jusque dans les espaces les plus quotidiens de notre « être
ensemble » que sont nos villes et nos quartiers.
- affirmer
que la valeur ajoutée du dialogue entre et à l’intérieur des sociétés n’est
valable qu’à partir d’expériences et de souvenirs/mémoires traumatisants ou
apaisants, voire gratifiants, entre personnes et groupes sociaux. En effet,
il ne faut pas perdre de vue que le dialogue mobilise les capacités
cognitives mais aussi l’imaginaire et les diverses sensibilités des
locuteurs. Ceci est particulièrement vrai dans le nouveau paysage
audiovisuel et numérique qui met en scène de manière directe sentiments et
ressentiments et qui nous impose des « uninvited guests » avec le cortège de
leurs pratiques culturelles et religieuses.
Quand les modes de vie entrent en collision dans des sociétés multiculturelles,
placer la culture au cœur de tout projet de vie commune peut comporter aussi des
risques : la culture est une force créatrice, donc libératrice. Nous ne devons
pas jouer les apprentis sorciers car nos intentions généreuses pourraient être
trahies et instrumentalisées : « culturaliser » les insuffisances de l’action
politique, économique et sociale, serait une régression grave. La culture, trop
longtemps ignorée, pourrait alors devenir ironiquement le « souffre-douleur » de
projets malchanceux, la cause toute trouvée de nos échecs.
À cet effet, trois écueils doivent être évités :
- la « culturalisation »
des problèmes sociaux : nos sociétés hétérogènes contemporaines ont tendance
à rendre les cultures « étrangères » responsables des dysfonctionnements
sociaux.
- le nivellement par l’intégration : au nom de la
cohésion sociale et de l’intégrité nationale, certaines sociétés écrasent
les différences culturelles sans reconnaître leurs multiples contributions
au bien commun.
- la ségrégation au nom du particularisme :
par une défense excessive des particularismes culturels, nombre de sociétés
accentuent les différences au point de les rendre incompatibles avec une vie
collective commune, opposant ainsi citoyenneté nationale et identité
culturelle.
Plutôt que de chercher à identifier, isoler et préserver chaque culture, il
serait préférable de révéler leur nature fondamentalement dialogique afin
d’éviter la ghettoïsation, de contrecarrer les dérives identitaires et de
prévenir les conflits. C’est pourquoi concevoir un grand chantier du dialogue
des cultures devient impératif. Ce chantier doit prendre en compte non seulement
les fondements historiques de chaque culture mais aussi une analyse actualisée
des aspirations des individus et des groupes. C’est ainsi que le recours au
culturel de plus en plus constant pour pallier les carences démocratiques, ou
pour répondre aux malaises sociaux, trouvera sa pleine justification. La
culture, souvent considérée comme cause de conflits, lorsqu’elle est
instrumentalisée à des fins partisanes, que celles-ci soient ethniques,
religieuses ou autres, doit devenir facteur de paix au terme de la construction
volontariste d’un dialogue permanent, car elle est issue des legs et des rêves
de toute l’humanité, de la somme de ses compétences, de ses connaissances et de
sa sagesse.
C’est précisément le caractère dynamique de chaque culture qui la rend capable de
se régénérer et d’engendrer en son sein même de la diversité, car il existe
entre diversité et dialogue une relation constante de réciprocité l’un étant, en
quelque sorte, la condition de l’autre. En d’autres termes, la diversité est la
matière première du dialogue. Et c’est cette reconnaissance des frontières
poreuses et mouvantes de nos cultures qui permet au dialogue de s’instaurer par
une sorte d’alchimie ou osmose qui crée ou régénère une parenté culturelle. Ce
principe dynamique confère à la culture bien plus qu’une simple force
d’adaptation : il lui imprime surtout un élan de projection dans l’avenir qui
réfute toute forme de fatalisme. En ce sens, il serait judicieux, en temps de
crise comme en temps de paix, de ne pas limiter la culture à sa capacité
d’adaptation seulement mais de souligner sa force d’imagination et
d’anticipation.
« La chance qu’a une culture de totaliser cet ensemble complexe d’inventions que
nous appelons une civilisation est fonction du nombre et de la diversité des
cultures avec lesquelles elle partage une commune stratégie » (Claude
Lévi-Strauss). De surcroît, toute identité étant relationnelle, la différence
entre une identité ou une autre se situe plutôt dans la façon dont elles se
relient les unes aux autres.
Ce constat nous conduit au cœur du sujet : la diversité culturelle garantit un
enrichissement mutuel parce qu’elle est source d’innovation, de créativité et
d’échanges. Elle ne constitue pas un dépôt immuable qu’il suffirait de
conserver, comme quelques-uns le pensent naïvement : elle est le site d’un
dialogue permanent et fédérateur entre toutes les expressions culturelles. C’est
ce dialogue quotidien qui doit être reconnu comme principe fondateur, affirmé et
préservé.
Aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître, loin de diviser, la diversité
culturelle unit les individus, les sociétés et les peuples, en leur faisant
partager un fonds constitué de patrimoines immémoriaux, d’expériences actuelles
et de promesses d’avenir. C’est ce fonds commun dont chacun est à la fois
contributeur et bénéficiaire, qui compose l’expérience de la condition humaine. Comment pourrait-il en être autrement ? La diversité culturelle est à la racine
même de l’aptitude humaine au développement : nous pensons par associations
d’images, nous nous identifions en confrontant nos modes de vie ; nous décidons
en choisissant parmi différentes options ; nous grandissons en reconstruisant
notre confiance, de manière toujours renouvelée, grâce au dialogue. Ni le
dialogue, ni la diversité ne sont donnés une fois pour toutes, sans cesse ils se
travaillent.
Les principes fondamentaux de diversité et d’unité mis au service de la
compréhension mutuelle se côtoient sans cesse dans l’objectif que s’est donné
l’UNESCO depuis sa création « [d’]orchestrer les diverses cultures pour aboutir,
non pas à l’uniformité, mais à l’unité dans la diversité, afin que les êtres
humains ne soient pas prisonniers de leurs cultures respectives, mais puissent
jouir des trésors d’une culture universelle unique autant que variée ». Cet
objectif tente de réconcilier l’universel et le particulier, l’intime et le
commun. Il s’agit toujours de la quête de l’universel et de ses liens avec le
singulier et le commun sans tomber dans l’uniformité. Il faut éviter en même
temps : i) le « racisme universaliste » qui classe les sociétés et les cultures
sur une échelle de valeurs communes et les hiérarchise sur la base de la
civilisation européenne (se souvenir
des
Lettres persanes de Montesquieu :
Comment peut-on être Persan ? ) ; ii) le « racisme différentialiste »
qui naturalise les différences, les rendant ainsi incompatibles et
incommensurables : l’humanité n’existerait pas, il n’y aurait que des identités
closes. D’où nous vient cette incapacité à appréhender le monde comme une part
de la réalité de chacun ?
Parmi les modalités stratégiques utilisées, deux sont à retenir :
1. démontrer les effets bénéfiques de la diversité culturelle par la
reconnaissance des emprunts, la valorisation des échanges et de
l’interaction des différences : pour cela, il faut tout d’abord infléchir
les discussions et les écrits sur la diversité culturelle, souvent présentée
– au moins implicitement – comme un mal nécessaire, comme une contrainte
dont il faut s’accommoder et que les gouvernements doivent gérer le mieux
possible. Plus rarement, lorsqu’il arrive que la diversit é soit présentée
comme un phénomène positif, comme un enrichissement ou un facteur de
développement, ce constat se fonde sur des énoncés trop vagues, non suivis
de démonstrations ni d’illustrations. C’est là une lacune très importante
qui affaiblit les plaidoyers. Il s’agira de prouver, par les démonstrations
et les illustrations nécessaires, que la diversité culturelle constitue une
source d’enrichissement pour la société en révélant un spectre étendu de
visions du monde, d’éclairages, d’idéologies et de sensibilités créatrices
qui permettent à chaque citoyen plusieurs projets de vie aussi bien
individuels que collectifs.
2. promouvoir le principe
« apprendre à vivre ensemble » sans conflit de loyauté entre plusieurs
appartenances culturelles : il est aujourd’hui urgent de passer de
l’exaltation de la diversité à la construction du pluralisme, c’est-à-dire
la mise en forme d’une coexistence harmonieuse. En effet, celui-ci n’est pas
uniquement reconnaissance de la pluralité qui se réfère à un monde d’objets
et de concepts ; il reconnaît le rôle dynamique de l’individu, avec ses
appartenances plurielles dans la construction d’une société cohérente et
interdépendante. Le « vivre ensemble » met les citoyens sur un pied
d’égalité dans le respect des différences : l’égalité est indispensable pour
se parler, se comprendre, travailler côte à côte, mais les différences
restent incontournables pour stimuler et révéler la singularité. Il est
urgent de construire cette vision positive du pluralisme afin de résorber
les situations de tension par des mécanismes régulateurs et stabilisateurs. Rééduquer le regard, c’est déjà réfléchir.
Il faut examiner plus précisément la façon dont deux cultures entrent en dialogue
l’une avec l’autre, mais aussi chacune d’elles avec d’autres cultures – et avec
elle-même – afin de tirer les leçons théoriques et pratiques des diverses
expériences singulières. Pour y parvenir, il faut sortir des sentiers battus en
refusant les facilités d’une réflexion récurrente sur le dialogue Est-Ouest –
dialogue dont les principes ont été modifiés à partir de 1990 –, sur le dialogue
Orient-Occident – dialogue souvent réduit à une dimension spirituelle –, et sur
le dialogue Nord-Sud – dialogue souvent restreint à sa portée économique.
Une toute récente conférence très stimulante à l’UNESCO « Orient-Occident :
Racines spirituelles de l’Europe » n’a pas cessé de s’interroger sur les
diverses trajectoires de l’héritage du « Logos » grec, avant qu’il se
cristallise sous les formes connues et offertes à l’analyse critique et à
l’appropriation par les trois religions monothéistes au point de se demander si
le patrimoine grec est occidental, puisqu’il a nourri les trois spiritualités
monothéistes par deux voies principales : i) la conceptualité et ii) la vie
bonne (conduite dans la vie et rapport à nous-mêmes, aux autres, à la cité, au
sacré, à l’œkoumène, à la mort).
Pour illustrer ce propos et en faire ressortir toutes les nuances, il convient
ici de faire appel à deux notions : celles de patrimoine et de modernité qui
s’avèrent intimement liées.
Patrimoine
Dans un monde de plus en plus interconnecté, où les codes culturels se côtoient
et s’affrontent quotidiennement, il s’agit de reconnaître, à la fois, l’infinie
diversité des cultures et les liens qui les unissent au sein de l’humanité, en
utilisant comme loupe grossissante ou comme métaphore, le patrimoine dont la
trame des origines n’est pas suffisamment connue et reconnue.
Le seul terme «
kleronomia » recouvre les
notions d’« héritage » et de « patrimoine » en langue grecque. Sans jouer sur
les deux sens différents des mots « héritage » et « patrimoine » en français, ce
qui interpelle est l’affirmation de René Char que «
notre héritage n’est
précédé d’aucun testament ». C’est le mot « testament » qui nous
importe : d’une part l’héritage, c’est-à-dire ici le patrimoine, n’est ni le
coffre-fort de nos richesses ancestrales, ni le mausolée de notre identité, mais
le vivier d’une mémoire vivante, toujours régénérée. D’autre part, bien
évidemment, le patrimoine n’appartient pas à un petit nombre d’héritiers, mais
il s’offre en partage à tous. Scruter le patrimoine, c’est rééduquer le regard
et lui donner à lire cette épaisseur savoureuse et éloquente de l’histoire dans
une vision apaisée du monument, réconciliatrice et fédératrice de différentes
époques, aspirations et affiliations culturelles.
La tradition nous a légué une lecture classique et statique du patrimoine, le
faisant coïncider soit avec des frontières nationales, soit – et c’est un réel
progrès – avec des zones où le dialogue des cultures a créé de nouvelles formes
esthétiques et de nouveaux modes de pensée. Mais cette analyse, en dépit des
avantages qu’elle nous offre, reste réductrice ; elle minimise, en effet, la
migration discrète et constante des formes, des idées et des idéaux.
Une relecture interculturelle de l’histoire du patrimoine peut éviter le risque
de le transformer en une fabrique de nationalismes ou de fondamentalismes, une
machine d’usurpation ou d’exclusion ; à l’inverse, cette relecture offre aux
nouvelles populations l’opportunité de regards croisés, de découvertes
inattendues qui sont parfois la redécouverte de leur propre identité sous les
formes décryptées du patrimoine de l’autre.
Le patrimoine peut jouer ainsi le rôle d’un fil d’Ariane qui guide l’évolution
des cultures dans le labyrinthe de nos sociétés plurielles ou, si l’on préfère,
du fil de trame qui sous-tend la tapisserie patiemment tissée de la diversité
culturelle. Ce fil permettra de comprendre que chaque monument, chaque site,
chaque ville, chaque quartier, avec leur cortège d’expressions immatérielles,
peuvent devenir dépositaires de parcelles de la mémoire universelle.
Notre approche retiendra de préférence des phénomènes de circulation sous le
concept de « Routes », au sens le plus large du terme, reflétant les
cheminements et les errances, la complexité des va-et-vient et la complicité du
regard. Fondé sur le constat des effets bénéfiques de la rencontre entre les
peuples et entre les cultures, ce concept met en évidence les échanges, au
niveau des savoirs et des savoir-faire, des idées, des croyances, des
représentations, en intégrant les données fondamentales du patrimoine naturel et
culturel, matériel et immatériel.
Le concept de « Routes » identifie les dynamiques qui, en temps de prospérité et
en temps de crise, ont commandé ces interactions, aidant ainsi, au terme d’une
analyse diachronique, à mieux évaluer les chances et les modalités d’un
véritable dialogue interculturel dans les sociétés plurielles d’aujourd’hui –
tout en évitant de reprendre les débats du passé et de s’y perdre.
Les « Routes » n’offrent pas seulement un historique et une géographie du
dialogue interculturel à travers les siècles ; elles contribuent également à une
réflexion prospective : les rencontres et les interactions qui, aujourd’hui, ont
été quelque peu oubliées, illustrent finalement l’antériorité des processus
interculturels sur le discours qui lui est actuellement consacré.
Quelques exemples :
-Le patrimoine de l’Europe ne peut être considéré
comme la somme des patrimoines nationaux. Il constitue un vaste ensemble qui
transcende même les frontières de l’Europe.
Du seul fait de l’histoire, une part importante du patrimoine de l’Europe se
trouve chargée en valeurs transnationales. Prenons l’exemple de la France. Qui
pourrait nier que l’abbaye de Fontevraud, nécropole royale des Plantagenets au
XIIe siècle, soit un lieu de mémoire éloquent pour les visiteurs du Royaume-Uni,
que les ensembles monumentaux de Nancy et de Lunéville, commandités au XVIIIe
siècle par Stanislas Ier Leczynski interpellent les touristes polonais en les
renvoyant à leur histoire nationale ? Quant à l’église de Brou, élevée au XVIe
siècle à la suite d’un vœu de Marguerite d’Autriche, elle concerne plusieurs
pays de l’espace européen en se référant à l’histoire dynastique de la
Bourgogne, de la Savoie, des Pays-Bas et du Saint-Empire. Il va de soi que l’on
peut élargir ce panorama d’un patrimoine sans frontières. Pour qui vient de
Saint-Domingue ou de Port-au-Prince, le fort de Joux, où Toussaint-Louverture
mourut incarcéré en 1803, est fondateur d’une histoire nationale longtemps
occultée par les colonisateurs. Pour qui vient de Manille, le Musée de Castres,
avec la Junte des Philippines de Goya, propose une image familière qui paraît
tout droit sortir d’un manuel scolaire.
-Le patrimoine de l’Europe ayant
accueilli depuis longtemps des formes, des styles et des valeurs venus du
reste du monde, devient le kaléidoscope de plusieurs identités.
Ci-après les armoiries dont le roi François Ier confirma l’usage à la ville de
Nîmes (Figure 1). Cette image insolite d’un crocodile enchaîné à un palmier
(Figure 2) se réfère au monnayage romain et à la fondation, en 16 avant J.-C.,
de la colonie de Nemausus, attribuée à des vétérans de l’armée d’Égypte, après
la bataille d’Actium (31 avant J.-C.). Le crocodile, le palmier, rappelaient
sans doute à ses nouveaux habitants les terres lointaines qu’ils venaient de
quitter. Ce qui est remarquable est que, tout au long de l’histoire, ce mythe
des origines a été entretenu. Vous voyez ici les quatre crocodiles qui furent
offerts à la ville de Nîmes en 1597, en 1671, en 1692 et en 1703 et qui décorent
l’hôtel de ville. Par ailleurs, un crocodile fut sculpté pour la fontaine de la
place du marché de la même ville (Figure 3).
Figure 1. Les armoiries de la ville de Nîmes confirmées par le Roi François 1er
(XVe –XVIe siècle)
Figure 2. Quatre crocodiles de l’Hôtel de ville, Nîmes, offerts en 1597, en 1671,
en 1692 et en 1703
Figure 3. Place du Marché, Fontaine au Crocodile, Nîmes, aujourd’hui
À partir de l’exemple de Nîmes, que l’on peut trouver anecdotique, doivent être
retenus les grands territoires ou bassins culturels sur lesquels s’est exercée
une forte interpénétration des cultures. Le cas d’Al-Andalous de la conquête
arabe en 1492 ; le cas de la Sicile sous le roi Roger II ; le cas des Balkans à
l’époque ottomane ou encore celui des centres historiques de l’époque
contemporaine viennent immédiatement à l’esprit.
Mais par-delà la notion de
territoire ou celle de
bassin
culturel , il devient urgent d’affirmer l’importance des itinéraires
qui ont permis une plus large circulation des formes et du sens.
Le plus extraordinaire cratère en bronze de l’époque archaïque a été trouvé
récemment dans la tombe de Vix, de même que les plus belles fontes de l’âge
classique ont été repêchées depuis dans une épave au large de Riace. Pareillement, pour un Belge, il peut être stimulant voire gratifiant de repérer
en Angleterre, en France, en Allemagne et en Pologne, les fonts baptismaux en
pierre noire de Tournai qui y furent massivement exportés aux XIIe et XIIIe
siècles. Pour un Anglais, il doit être également agréable de constater que les
bas-reliefs en albâtre produits en série dans les carrières de Chellaston aux
XIVe et XVe siècles ont envahi les côtes atlantiques – avec une forte
concentration à Bordeaux dans les églises Saint-Seurin et Saint Michel – mais
aussi, une fois franchi le détroit de Gibraltar, le littoral méditerranéen et
adriatique.
Parallèlement à ce transport d’objets, les routes terrestres et maritimes ont
favorisé la circulation des formes architecturales. C’est par exemple le cas des
maisons hollandaises avec leur fronton à degrés essaimées le long des côtes de
l’Atlantique et de la Baltique. Les routes ont également favorisé le transfert
des techniques. Faut-il rappeler que les manufactures de porcelaine ont
acclimaté, en France comme en Europe au XVIIIe siècle, l’art traditionnel de la
Chine en empruntant au passage le terme de kaolin pour désigner cette précieuse
argile blanche qui résiste à la chaleur des fours ?
Ce processus de réception et d’échange ne concerne pas seulement les objets, les
formes, les styles et les techniques, mais aussi et peut-être surtout, des
récits, des mythes et des symboles qui échappent ainsi à l’espace et au temps
qui les ont vus naître. Parmi les rares illustrations de la légende d’Héraclès
où ce héros vient à bout de la turbulence des Cercopes, celle d’une métope d’un
temple dorique de Sélinonte en Sicile (VIe siècle avant J.-C.) est reproduite,
au XIIe siècle de l’ère chrétienne, sur le portail de la cathédrale
Saint-Trophîme d’Arles, en Provence. De la même manière, la légende païenne
scandinave de Sigurd émigre loin des horizons qui l’ont vu naître. À Santa Maria
la Real de Sangüesa – une église navarraise du chemin de Saint-Jacques de
Compostelle – on peut voir, sculpté dans la pierre, l’épisode fameux où Sigurd
tue le dragon Fafner.
À ce propos, on ne saurait trop souligner le rôle des routes de pèlerinage, le
Chemin de Saint-Jacques qui a assuré la diffusion vers l’Europe du nord des
formes architecturales, comme l’Arc polylobe d’origine orientale, d’objets
manufacturés, comme les céramiques hispano-mauresques mais aussi celles de l’art
Mudéjar, de savoirs et de musiques d’Al-Andalous.
C’est ainsi que l’héritage des philosophie et science grecques, tombé en
déshérence après la disparition de la bibliothèque d’Alexandrie, a été
recueilli, au début du IXe siècle, par le calife Al-Ma’mun, fondateur à Bagdad
du Bayt al-Hikma, cette « maison de la sagesse » où furent acquis, traduits et
copiés des manuscrits d’Aristote, d’Euclide ou de Ptolémée ainsi que des œuvres
du patrimoine écrit indien ou pahlevi. C’est ensuite par le relais du monde
arabo-musulman, et notamment par celui de l’Espagne, que ces textes essentiels
ont été à nouveau connus et diffusés.
C’est ainsi encore, au terme d’un mouvement inverse, que les thèmes, les rythmes
et l’instrumentalisation de la musique d’Al-Andalous ont été recueillis, à
Lisbonne puis à Madrid, par Domenico Scarlatti avant d’inspirer, plus près de
nous, Manuel de Falla ou Ravel.
Au terme de ce rapide tour d’horizon, on pourrait conclure que la dynamique du
voyage est un trait essentiel de l’identité, un trait d’union avec le monde. Pour autant, le mouvement, au sens physique et premier du terme, n’est pas
indispensable à la dynamique identitaire : à Rome, dans les basiliques
chrétiennes, des bas-reliefs sont empruntés aux monuments antiques ; à Kairouan,
dans la grande mosquée, des chapiteaux corinthiens proviennent d’édifices païens
ou chrétiens ; à Istanbul, la Mosquée bleue est librement inspirée de
l’architecture de son vis-à-vis byzantin, Sainte-Sophie de Constantinople. Ces
exemples, et bien d’autres, illustrent l’étonnante capacité des cultures les
plus diverses à se construire sans faire table rase d’un patrimoine commun, en
évitant l’amnésie comme la sclérose.
Le regard peut ainsi se poser partout et reconnaître des formes ou des valeurs
qui lui sont familières. Pour autant, y-a-t-il un patrimoine qui puisse être
réapproprié par tous, autochtones ou nouveaux venus, enracinés ou déracinés,
résidents ou visiteurs, à un moment de recomposition radicale du monde ? Le
patrimoine de l’Europe, comme le patrimoine mondial dont l’UNESCO a créé le
concept en 1972 et défend depuis la valeur universelle, peut devenir ainsi un
formidable relais créant du lien entre individus appartenant à des sociétés
éloignées aussi bien qu’à une même société.
Sous ce prisme, l’approche, par exemple, du patrimoine de l’Europe ne peut être
le fait d’initiatives isolées, de décrets régionaux ou nationaux, elle est en
vérité l’affaire du monde entier ; de l’Afrique et de l’Asie, avec lesquelles le
Vieux Continent entretient des rapports millénaires, mais aussi des Amériques,
voire de l’Océanie.
Modernité
La modernité est souvent perçue comme synonyme de progrès et s’oppose aux
pesanteurs du passé. Cette modernité s’est manifestée avec éclat lors de
diverses phases de l’histoire humaine, aux temps préhistoriques lorsque l’on est
passé des sociétés fondées sur la chasse et la cueillette à des sociétés
pratiquant l’élevage et l’agriculture – capables de stocker des récoltes et
aptes à se sédentariser en abandonnant un mode de vie nomade – ou, à des époques
moins reculées, quand, avec l’apparition de l’écriture, la mémoire humaine a été
également capable d’emmagasiner et de stocker les acquis des générations
précédentes ; plus près de nous encore, lorsque de nouveaux moyens de
communication ont permis le voyage et la rencontre des habitants des quatre
coins du globe.
Cette modernité, synonyme de progrès, connaît des phases de latence et des phases
d’activités ; elle se manifeste avec éclat, à intervalles réguliers, dans des
foyers bien distincts, la Grèce du Ve siècle avant J.-C. ; Bagdad, avec sa
« Maison de sagesse », au IXe siècle ; la Cordoue des Xe et XIe siècles ; la
Florence du XVe siècle ; l’Égypte de Mohamed Ali au XIXe siècle ; et le Japon de
l’ère Meiji au XIXe siècle également, pour ne citer que quelques exemples bien
connus de tous.
Selon une idée largement partagée, ce sont ces moments privilégiés de mutations
scientifiques, philosophiques et économiques qui transforment durablement la
condition humaine en créant les bases d’un progrès que l’on voudrait croire
irréversible et continu.
Cette fois, dans un progrès combinant la science, les techniques et
l’émancipation individuelle et collective, la modernité s’accommode aussi bien
de l’idée de l’évolution que de celle de révolution. Cette vision linéaire ou
saccadée mais résolument optimiste de l’histoire a été largement partagée aux
XIXe et XXe siècles. Elle implique une croyance absolue dans le progrès et
l’idée que la modernité condamne à l’obsolescence, à l’oubli et à la
destruction, les anciennes pratiques et les anciens savoirs, les superstitions
mais aussi les religions, plus généralement connus sous le terme de
traditions.
Aujourd’hui, alors même qu’un progrès décisif est accompli aussi bien dans le
domaine des droits de l’homme que dans celui de la communication (on peut
prendre à dessein ces deux exemples extrêmes), notre approche de la modernité
est probablement plus critique.
Sans entreprendre une longue dissertation sur les divers sens accordés à la
modernité, il serait utile de rappeler la définition étymologique de deux
notions essentielles, celle « d’ancien » et de « moderne ».
« Ancien » signifie apparu depuis longtemps ou/et porté par une longue histoire ;
d’où l’affirmation paradoxale que « les véritables anciens, plus anciens que les
anciens,
antiquiores , sont les hommes
d’aujourd’hui ». Ce constat rejoint celui d’Auguste Comte, peu suspect de haïr
le progrès, lorsqu’il affirme « la société est composée de plus de morts que de
vivants ».
« Moderne », selon Robert Estienne, de l’adverbe «
modo », signifie ce qui est le plus sujet à variation, « le temps
présent ou à peine passé, ou tout prêt d’advenir ».
Être moderne, c’est donc jouer non seulement le présent ou l’avenir contre le
passé, mais plus subtilement un présent possible contre un présent réel, un
ancien éloigné contre un ancien proche ou un avenir lointain contre un avenir
imminent. C’est cette oscillation permanente entre présent, passé et avenir qui
caractérise la modernité. La modernité, en tant qu’état d’esprit, est cette
agilité mentale qui fait fi du temps réel, conduit à inventer des nouvelles
rationalités ou à acclimater et naturaliser de nouveaux savoirs et de nouvelles
sensibilités.
Ainsi, Descartes et Baudelaire ont été « modernes » à des titres presque
opposés : le premier mise sur le
sujet pensant dont il affirme le
pouvoir ; le second sur le
sujet sensible , en quête de l’éternité
dans l’instant.
Peut-être Alain Touraine a-t-il raison de souligner que la modernité telle que la
conçoit l’Occident doit résulter de ces deux approches : « l’Occident a
longtemps cru que la modernité était le triomphe de la raison, la destruction
des traditions, des appartenances, des croyances, la colonisation du vécu par le
calcul. Mais aujourd’hui, toutes les catégories qui avaient été soumises à
l’élite éclairée se sont révoltées et refusent d’appeler « moderne » un monde
qui ne reconnaît pas à la fois leur expérience particulière et leur accès à
l’universel ». Il se demande s’il est possible que les deux figures de la
modernité, la raison et le sujet, qui se sont combattues ou ignorées, « se
parlent, enfin, et apprennent à vivre ensemble ».
La compression de l’espace et du temps rend le monde actuel de plus en plus
interdépendant dans tous les domaines de l’activité humaine, à l’échelle
planétaire. La nouvelle géopolitique culturelle qui en découle crée une
cartographie inédite qui brouille les frontières classiques – culturelles,
linguistiques, religieuses et autres – en composant un paysage inconnu, aux
lignes mouvantes et aux formes contrastées.
De surcroît, le flux culturel, c’est-à-dire le cortège des œuvres dématérialisées
mis en circulation à l’aide des nouveaux réseaux sociaux tels que YouTube,
FaceBook, MySpace, etc., sans parler de Google, qui n’est pas proportionnel aux
ressources ni aux besoins de l’humanité, appelle à des formes différentes de
positionnement des individus et des groupes. Cet appel mobilise les capacités
cognitives et émotionnelles de chacun et permet de « flotter » entre son propre
univers culturel et celui d’autrui. Il appelle, par excellence, à la
communication interculturelle, une communication qui nous arrache à notre propre
culture pour nous confronter à une autre en nous plongeant dans de nouveaux
milieux de la connaissance et de la sensibilité. Ce faisant, elle crée de
nouveaux besoins de territoire d’identification fictive.
Dans ce contexte globalisé, coexister, c’est-à-dire raisonner et sentir à
l’unisson, ne signifie pas vivre sur un module universel étriqué mais participer
pleinement à l’infinie richesse des cultures du monde qui deviennent de
véritables «
soft powers » s’attelant à « persuader les
autres de désirer ce que veut le prescripteur à travers des icônes symboliques
et les images et valeurs positives qui leur sont associées » (
getting
others to want what you want through symbolic icons and associated positive
images and values ).
Cet art de compréhension et de gestion de la différence à plusieurs niveaux,
local, national et international, est difficile à pratiquer car les mutations et
les métissages culturels devancent plus que jamais la capacité de réponse des
institutions politiques, prises de court par leur rapidité. L’exercice n’est pas
sans danger : en défendant les particularismes culturels, la différence peut se
rendre irréductible à une vie collective commune. On aboutirait alors à un monde
fragmenté, où chaque entité culturelle, dans un rapport de force permanent avec
les autres, revendiquerait davantage d’espace, de reconnaissance ou de profit en
utilisant sa spécificité comme prétexte. On devine quelles seraient les
conséquences de cette surenchère : oublier, en insistant de manière unilatérale
sur la diversité, qu’une condition nécessaire à la survie de l’humanité réside
dans la reconnaissance de ce qui nous rend semblables les uns aux autres,
« chaque homme [portant] la forme entière de l’humaine condition », selon le
constat de Montaigne.
Un effort considérable doit être entrepris pour redessiner le paysage dans lequel
traditionalistes, modernes et post-modernes sont tous pris, comme acteurs et non
comme figurants. L’une des idées-maîtresses est, alors même que le partage des
fruits du progrès reste aléatoire, que la modernité, en tant qu’état d’esprit,
est accessible à tous sans pour autant contraindre l’humanité à un modèle
uniforme.
L’UNESCO n’est pas loin d’avoir anticipé cette question. Ce sont les termes de
référence qui changent au gré des situations géo-politiques, non la philosophie
et les principes fondamentaux. L’Acte constitutif lui a donné comme mandat «…
d’atteindre graduellement, par la coopération des nations du monde dans les
domaines de l’éducation, de la science et de la culture, les buts de paix
internationale et de prospérité commune de l’humanité en vue desquels
l’Organisation des Nations Unies a été constituée… ». Dans l’esprit des pères
fondateurs, une modernité intimement liée à l’idée de progrès était le ferment
de cet idéal.
Pour autant, la mondialisation engendre le risque d’une « misère symbolique » qui
menace le monde : en effet, malgré leur abondance, la mise en circulation des
objets, des connaissances, des inventions et des créations, n’est
proportionnelle ni aux ressources, ni aux besoins de l’humanité.
Citoyenneté interculturelle
L’objectif de partage reste inchangé mais le but ultime est de rendre chaque
individu, ainsi émancipé, capable de participer pleinement au nouvel
environnement symbolique mondial ; en d’autres termes, lui accorder les moyens
d’acquérir une ou plusieurs citoyennetés culturelles, voire interculturelles
[2] . Cette idée de
citoyenneté culturelle présuppose des compétences spécifiques pour de nouveaux
apprentissages, enjeux majeurs de l’UNESCO aujourd’hui, pour faire barrage aux
amalgames nés des ignorances, des préjugés, des humiliations, des frustrations,
des ressentiments, des peurs et des exclusions, qui engendrent la spirale des
tensions, de l’insécurité, de la violence et des conflits à tous les niveaux,
local, régional et international.
Le dialogue interculturel peut être considéré comme un moyen d’acquérir une
« compétence interculturelle ». Cependant, le succès d’une telle acquisition
dépend de l’aptitude des différents partenaires à redécouvrir le passé et le
présent à partir d’une perspective culturelle différente. Elle résulte également
de leur faculté d’analyse critique afin de « décoloniser » l’esprit, les valeurs
et les systèmes de connaissances qui perpétuent les motifs de supériorité.
La compétence interculturelle s’attache par conséquent à nous sortir de notre
propre logique et de nos systèmes culturels afin de nous engager vers les autres
et d’entendre leurs conceptions. Celles-ci peuvent porter sur l’appartenance à
un ou plusieurs groupes sociaux, en particulier si ceux-ci ne sont pas valorisés
ou reconnus dans un contexte culturel donné.
L’aptitude à exprimer nos aspirations pour un meilleur avenir de l’humanité et de
la planète est une compétence d’autant plus importante qu’elle vise à promouvoir
la pérennité de la vie sous toutes ses formes. Les compétences interculturelles
sont, de ce fait, liées à deux dimensions majeures : la mémoire et la
créativité.
L’acquisition d’une compétence interculturelle constitue un défi exaltant dans la
mesure où nous ne sommes pas appelés, naturellement, à comprendre les valeurs
des autres au même titre que les nôtres : celles que nous rencontrons dans le
contexte de la famille, le cercle des amis, l’école, la religion ou encore la
société.
Autrement dit, la prise de conscience du lien entre diversité, identité et
différence ne doit induire ni l’autarcie culturelle, ni le relativisme culturel,
ni le négationnisme culturel, ni le darwinisme culturel mais, au contraire, le
pluralisme, réponse politique au fait de la diversité culturelle. Toutefois, cet
art de compréhension et de gestion de la différence à plusieurs niveaux, local,
national et international, est difficile à pratiquer car les mutations et les
métissages culturels devancent plus que jamais la capacité de réponse des
institutions politiques, prises de court par leur rapidité.
Ce constat qui a guidé toute la
praxis de
l’UNESCO est fondé sur les liens entre diversité culturelle et droits de
l’homme, diversité culturelle et développement, diversité culturelle et
démocratie, diversité culturelle et stabilité nationale et internationale,
diversité culturelle et compréhension mutuelle.
C’est sur cette base que les droits de l’homme sont longtemps apparus comme
l’expression suprême de la garantie d’une égale dignité pour tous, en
particulier lors de leur transcription juridique dans la Déclaration universelle
de 1948, signe d’un humanisme généreux. Pour autant, encore aujourd’hui,
quelques voix se lèvent pour contester la validité de cette Déclaration, jugée
ici et là trop proche des sensibilités occidentales. En effet, il est très
facile de glisser de la singularité attribuée à chaque individu par la
Déclaration universelle des droits de l’homme vers l’individualisme narcissique. Ce glissement ne doit pas être autorisé ; contester l’universalité des droits de
l’homme n’est pas le remède à un individualisme excessif. Aucun argument, y
compris celui du relativisme culturel, ne peut servir d’alibi pour récuser ou
même mettre en question la défense des droits de l’homme dont le caractère
universel, interdépendant et indivisible doit être constamment souligné
(Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, 2001).
Il faut répéter sans relâche que parmi tous les droits de l’homme, les droits
culturels sont ceux qui garantissent l’accès de tous aux références culturelles,
qui constituent le capital symbolique de l’humanité. Ce sont les droits d’accès
aux ressources culturelles qui permettent à chacun de pouvoir s’identifier,
s’épanouir et se projeter dans l’avenir ; c’est dans la culture que nous pouvons
identifier non seulement ce qui nous rend différents mais aussi ce qui nous fait
semblables. Il faut prendre conscience du fait que ce qui « accélère les
battements de cœur de quelqu’un affole également le pouls de quelques
autres ».
Nécessaire est le combat en faveur des droits de l’homme, mais pas suffisant. Les
tensions du monde contemporain nous amènent à nous interroger sur la manière
dont des valeurs communes, valeurs transversales, voire universelles, pourraient
ouvrir la voie à un apprentissage mutuel. Ces valeurs transversales deviennent
ainsi un pont entre des horizons culturels éloignés et peuvent servir de base au
dialogue et à la compréhension entre des sociétés aux héritages culturels
variés. Ces valeurs communes sont des valeurs partagées entre plusieurs cultures
et civilisations et couvrent des champs très divers, devenus les nouveaux
fondamentaux de l’humanité. Viennent en tête une série d’invariants qui
constituent un tronc commun de valeurs éthiques partagées par tous : la
non-violence, le respect de la vie humaine, le secours aux plus démunis.
Sachant que chaque personne et chaque groupe est une source ou un co-auteur de
signification, de valeurs et d’images prêtant forme à un avenir commun, de
nouvelles valeurs sont en voie de devenir de nouveaux fondamentaux de
l’humanité : devant la montée des appréhensions, de la peur, des anxiétés, tous
les êtres humains partagent un même sentiment de vulnérabilité et craignent pour
la survie de l’espèce. C’est ainsi que la défense de la planète – prônée depuis
des années par les écologistes – devient peu à peu une valeur transversale,
capable de mobiliser toute l’humanité.
Dans un tout autre registre, l’émergence d’une aspiration vers le sacré qui se
situe en amont et va bien au-delà des expressions religieuses particulières, est
très largement observée. Parallèlement, la science, qui a longtemps été
considérée comme étant incompatible avec les religions et la spiritualité, a
établi, notamment sur la base des théories du XXe siècle, l’existence dans
l’univers d’une zone ou de facteurs inconnus universellement présents et qui
influencent à la fois le concept de nature, d’être humain et le rôle de ce
dernier dans la nature. Cette idée de zone ou de facteurs inconnus constitue un
socle commun à deux manifestations de la pensée que sont la science et la
dimension spirituelle intangible.
En d’autres termes, il faudra examiner l’environnement historique, social,
culturel et politique, qui a créé les conditions d’un dialogue interne à chaque
culture et civilisation, facteur préalable et indispensable d’un véritable
dialogue entre civilisations. Dans le grand chantier qui s’ouvre devant nous, il
faudra réaffirmer qu’aucune civilisation n’est unitaire : toutes résultent du
processus historique qui les a vues s’élaborer et devenir conscientes
d’elles-mêmes. Cette histoire, c’est celle des emprunts, des transmissions, des
prosélytismes – parfois pacifiques, souvent belliqueux – ; c’est celle des
luttes pour déterminer comment tel groupe humain, confronté aux autres et à son
passé, doit se définir. Chaque culture et civilisation résulte ainsi des
conflits et des dialogues avec sa propre histoire, d’autant plus complexes que
sa vitalité est grande. Sans cette vitalité, peu d'espoir d'un véritable
dialogue.
L’objectif de partage reste inchangé mais le but ultime est de rendre chaque
individu émancipé, capable de participer pleinement au nouvel environnement
mondial ; en d’autres termes, lui accorder les moyens d’acquérir une ou
plusieurs « citoyennetés culturelles », de facto interculturelles.
Trois préoccupations prioritaires doivent être retenues :
les conditions du
dialogue : qui pose les termes du débat et l’agenda, et qui en est
l’arbitre ? Quelles sont les conditions et les limites du dialogue à
l’intérieur et entre les civilisations, les cultures et les peuples ? Quelles sont les exigences minimales pour tout dialogue et en particulier
pour le dialogue interreligieux ? Quels sont les autres obstacles au
dialogue outre l’indifférence, l’ignorance, les préjugés, l’économie des
marchés dans ses excès, la religion dans ses dérives, déjà identifiés par
nombre d’ONG ?
les valeurs du dialogue : il ne peut y avoir de
dialogue entre différents peuples et différentes cultures sans « élément
commun » ( common ground ) le rendant possible. Comment
peut-on définir cet « élément commun » à l’heure actuelle ? S’agit-il d’une
langue, d’une religion, de modus vivendi ou de quelque autre élément, comme
la dignité humaine ? Quelles sont les valeurs pertinentes susceptibles de
favoriser le dialogue ? Comment le dialogue peut-il nous inviter à un
enchantement de la raison et de l’émotion sans pour autant tomber dans un
lyrisme creux ou dans un moralisme réducteur ?
les champs et
les modalités pratiques du dialogue : comment les décideurs politiques, la
société civile et en particulier les leaders d’opinion de la jeunesse
peuvent-ils prendre en compte dans leurs pratiques la notion dynamique de la
diversité culturelle et le fait que celle-ci est perçue à la fois comme une
ressource et comme une menace ? Comment peuvent-ils devenir conscients des
préjugés culturels qui irriguent leurs propres discours, pratiques et
politiques, de manière à contourner les pièges quotidiens ?
Il ne s’agit pas de créer de toutes pièces une discipline artificielle du
dialogue mais de rechercher, dans chaque domaine (artistique, scientifique,
philosophique, linguistique, religieux, etc.) les éléments structurants d’une
communication interculturelle. En effet, si certains langages, comme celui des
mathématiques, absolument, et de la musique, relativement, sont universels,
d’autres exigent des grilles de décodage pour mettre en évidence leurs référents
communs. Au-delà du voyage de motifs artistiques, de la migration des mythes et
des épopées, du partage des symboles, domaines déjà explorés depuis longtemps,
dans le cadre du programme des « Routes » de l’UNESCO, nous devons défricher de
nouveaux territoires et favoriser les interactions entre des cultures réputées
n’avoir rien en partage. L’incompatibilité culturelle ne résiste pas au dialogue
qui, s’il admet à la fois le recours à la raison et aux capacités créatrices,
peut résoudre toute difficulté de communication.
L’urgence ne doit pas justifier l’impasse d’une réflexion critique et prospective
sur la notion de « civilisation » qui a tendance à remplacer celle de
« culture » depuis les années 1990, et encore plus depuis les événements de
2001. Cette notion de civilisation a trop souvent fait l’objet de manipulations,
soit pour légitimer toutes sortes de dominations, soit pour la réduire à la
seule dimension religieuse. Dans le fond, il reste toujours aussi important de
montrer l’aspect dynamique et vivant des cultures afin d’éviter leur
radicalisation ou leur essentialisme, de contrecarrer les dérives identitaires
et, idéalement, de prévenir les conflits.
Comment est-il possible, à ceux venus d’ici ou d’ailleurs, de s’approprier le
nouvel univers culturel, en déchiffrer les messages et y adhérer ? Apprendre,
d’après Gilles Deleuze, c’est d’abord considérer une matière, un objet, un être
comme s’il émettait des signes à déchiffrer, à interpréter.
« L’appareil de notre être social peut être défait et refait par le voyage, comme
nous pouvons apprendre à parler d’autres langues. Il y a là une seconde voie
vers l’universel : non plus l’universel de surplomb d’une méthode strictement
objective, mais comme un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par
l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de
l’autre par soi. Il s’agit de construire un système de référence général où
puissent trouver place le point de vue de l’indigène, le point de vue du
civilisé, et les erreurs de l’un sur l’autre, de constituer une expérience
élargie qui devienne en principe accessible à des hommes d’un autre pays et d’un
autre temps. Il n’est, bien entendu, ni possible ni nécessaire que le même homme
connaisse d’expérience toutes les sociétés dont il parle. Il suffit qu’il ait
quelquefois et assez longuement appris à se laisser enseigner par une autre
culture, car il dispose désormais d’un organe de connaissance nouveau, il a
repris possession de la région sauvage de lui-même qui n’est pas investie dans
sa propre culture, et par où il communique avec les autres » (Maurice
Merleau-Ponty,
Signes ).
Argo, symbole de l’identité culturelle
Pour illustrer cette dynamique interne – une dynamique compatible avec la plus
grande sédentarité – retenons une image d’un mythe grec bien connu de tous : le
mythe des Argonautes et de la nef Argo. Au cours de son interminable périple à
la quête de la toison d’or, le bateau a subi d’innombrables avaries ; pièce par
pièce, sa coque, son bastingage, son gréement ont été refaits par les
charpentiers, en sorte qu’il ne subsiste plus aucun élément d’origine. Pourtant,
ces modifications qui affectent la substance – et peut-être la forme – de la nef
Argo ne menacent en rien son identité : l’équipage de Jason n’a jamais le
sentiment de voguer sur un autre navire.
Argo est devenu un symbole de l’identité culturelle sous la plume de Tzvetan
Todorov revisitant Platon. Celle-ci ne peut être ni figée de façon pérenne,
comme le voudraient certaines politiques fondamentalistes, ni intégralement
renouvelée à chaque génération. Elle doit s’adapter sans se perdre, s’enrichir
sans se renier. Les identités, dans leur grande diversité et dans leur extrême
similitude, semblables et singulières, réalisent peut-être l’idéal mythique de
la nef Argo (voir Annexe 2), celui d’un perpétuel mouvement qui ne renie aucune
mémoire, se régénérant en permanence pour ne pas dégénérer.
Il est opportun de rappeler ici le terme grec «
horion » qui signifie « frontière », « clôture » (se rappeler de
la colonne placée à la lisière de l’ancienne agora athénienne : « je suis la
limite de l’agora » (en grec ancien, «
horion eimi tis
agoras », voir Annexe 3). C’est à partir de cette racine qu’ont
été formés les mots : «
horismos »
(définition) et «
horizon » où tout le champ
du « visible » s’unifie sans renoncer aux nuances. Cette étymologie montre que
ce qui relève de la définition («
horismos »)
n’est pas nécessairement clos mais renvoie également à l’ouverture de nouveaux
horizons. En appliquant cette analyse à la notion de « frontière » (
horion ), on comprend le jeu subtil sous-jacent à
toute frontière qui, dans sa délimitation, implique une réflexion sur le
« dedans » et le « dehors », ce dernier étant souvent perçu tantôt comme
« exotique », tantôt comme « diabolique ».
Encore un mot pour prolonger une propédeutique des relations interculturelles :
en grec ancien, le sens premier du mot « symbole » est très concret : il désigne
un signe de reconnaissance généralement constitué par l’une des deux moitiés
d’un objet, susceptibles soit de se superposer exactement, soit de s’ajuster
étroitement entre elles (voir Annexes 4a et 4b). L’usage du symbole est
fortement lié à celui de l’hospitalité antique, impliquant des relations
héréditaires entre des hôtes qui pouvaient ne s’être jamais rencontrés : la
présentation du symbole – le latin parle de « tessera hospitalis » - est, au
théâtre comme dans la vie, le ressort de nombreuses scènes de reconnaissance
entre étrangers. L’archéologie confirme que, pas plus que le concept fondamental
d’hospitalité, cet usage du symbole n’était restreint, dans l’Antiquité, au
droit privé : lors de la conclusion de traités entre États, des signes de
reconnaissance analogues pouvaient être échangés. Le terme de « symbole »
pourrait offrir la clé d’un code de relations positives entre êtres humains. Chaque personne, chaque groupe, qu’il se définisse plus ou moins arbitrairement
par référence à une ethnie, à une nation, à une langue, à une religion, à une
classe sociale, etc., détient une partie du symbole. Seuls le constat de notre
imperfection et la recherche de la complémentarité dans la différence peuvent
résoudre les fractures qui nous mutilent et nous empêchent d’être pleinement
humains (voir Annexe 5, poème de Constantin Cavafy, 1863-1933,
Retour de la Grèce et Annexe 6, Lettre de Victor Hugo au Capitaine
Butler, après le pillage du Palais d’été de Pékin en 1860). En fait, il y a une
richesse trop grande dans la vie humaine pour qu’une seule culture suffise à
l’exprimer.
Le grand nombre de références emblématiques empruntées à la pensée grecque citées
ici pose avec une nouvelle densité la question incontournable de la
contemporanéité, qui ne coïncide pas avec l’actualité : comme le disait Roland
Barthes : « le contemporain est l’inactuel ». De qui et de quoi sommes-nous les
contemporains ? Et, avant tout, qu’est-ce que cela signifie, être
contemporains ? » (Giorgio Agamben,
Qu’est-ce que le
contemporain ? , 2008). Plus précisément, comment se donner les
moyens d’investir la durée en transcendant la temporalité de sa propre existence
et la vivre comme un immense cadeau multiplicateur de nos chances d’exister en
conjuguant un passé réputé inaccessible ou dépassé avec un avenir toujours plein
de possibles ? Comment et sous quelles conditions, les ressources culturelles du
passé grec sont-elles nos contemporaines et comment continuent-elles à nous
nourrir et à se nourrir d’autres expériences de la pensée humaine universelle en
provoquant en nous toujours un sentiment d’étonnement et même d’émerveillement ?
En guise de conclusion, le détour par la langue grecque nous permet de mieux
comprendre la formule d’Héraclite selon laquelle l’oracle « ne dit, ni ne cache,
mais (il) signifie ». Il est possible d’appliquer cette formule aux virtualités
de la nature dialogique de la culture : la culture « ne dit, ni ne cache, mais
(elle) signifie » !
À un âge où une fragilité croissante pèse sur l’humanité et engendre angoisse et
peur, il est urgent de réapprendre les choses essentielles pour faire face à
l’inédit.
Annexe 1
La Danaïde (Musée Rodin, Paris) http://bit.ly/khRala
Annexe 2
« Arrivée de Jason et des Argonautes sur les côtes de Colchide »(Lorenzo Costa,
XVe-XVIe siècles)
Annexe 3
«
Horion » - Borne placée à la lisère de
l’ancienne agora athénienne où on peut lire : « je suis la limite de
l’agora »
Annexe 4a
Symbole – sceaux (voir également Annexe 4b)
Annexe 4b
Symbole – restitution des pièces disjointes d’un sceau en argent
Annexe 5
« Retour de la Grèce »,
(Constantin Cavafy, 1863-1933)
Ώστε κοντεύουμε να φθάσουμ’,
Έρμιππε.
Μεθαύριο, θαρρώ· έτσ’ είπε ο
πλοίαρχος.
Τουλάχιστον στην θάλασσά μας πλέουμε·
νερά
της Κύπρου, της Συρίας, και της Aιγύπτου,
αγαπημένα των
πατρίδων μας νερά.
Γιατί έτσι σιωπηλός; Pώτησε την καρδιά
σου,
όσο που απ’ την Ελλάδα μακρυνόμεθαν
δεν χαίροσουν
και συ; Aξίζει να γελιούμαστε; —
αυτό δεν θα ’ταν βέβαια
ελληνοπρεπές.
Aς την παραδεχθούμε την αλήθεια
πια·
είμεθα Έλληνες κ’ εμείς — τι άλλο είμεθα; —
αλλά με
αγάπες και με συγκινήσεις της Aσίας,
αλλά με αγάπες και με
συγκινήσεις
που κάποτε ξενίζουν τον Ελληνισμό.
Δεν
μας ταιριάζει, Έρμιππε, εμάς τους φιλοσόφους
να μοιάζουμε σαν
κάτι μικροβασιλείς μας
(θυμάσαι πώς γελούσαμε με
δαύτους
σαν επισκέπτονταν τα σπουδαστήριά μας)
που κάτω
απ’ το εξωτερικό τους το επιδεικτικά
ελληνοποιημένο, και (τι
λόγος!) μακεδονικό,
καμιά Aραβία ξεμυτίζει κάθε
τόσο
καμιά Μηδία που δεν περιμαζεύεται,
και με τι κωμικά
τεχνάσματα οι καημένοι
πασχίζουν να μη
παρατηρηθεί.
A όχι δεν ταιριάζουνε σ’ εμάς αυτά.
Σ’
Έλληνας σαν κ’ εμάς δεν κάνουν τέτοιες μικροπρέπειες.
Το αίμα
της Συρίας και της Aιγύπτου
που ρέει μες στες φλέβες μας να μη
ντραπούμε,
να το τιμήσουμε και να το
καυχηθούμε.
Traduction anglaise :
http://bit.ly/kHotkh
Annexe 6
« Hauteville House, 25 novembre 1861
Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expédition de Chine. Vous trouvez
cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher
quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l'expédition de Chine, faite sous le
double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoléon, est une gloire à
partager entre la France et l'Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la
quantité d'approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et
française.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :
ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille
s'appelait
le Palais d'été. L'art a deux
principes, l'Idée qui produit l'art européen, et la Chimère qui produit l'art
oriental. Le Palais d'été était à l'art chimérique ce que le Parthénon est à
l'art idéal. Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque
extra-humain était là. Ce n'était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et
unique ; c'était une sorte d'énorme modèle de la chimère, si la chimère peut
avoir un modèle.
Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un
édifice lunaire, et vous aurez le Palais d'été. Bâtissez un songe avec du
marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre,
couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem,
là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le,
émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui
soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des
jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'écume, des cygnes, des ibis,
des paons, supposez en un mot une sorte d'éblouissante caverne de la fantaisie
humaine ayant une figure de temple et de palais, c'était là ce monument. Il
avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice,
qui avait l'énormité d'une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l'homme. Les artistes,
les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d'été; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Égypte, le Colisée à Rome,
Notre-Dame à Paris, le Palais d'été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le
rêvait. C'était une sorte d'effrayant chef-d'œuvre inconnu entrevu au loin dans
on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur
l'horizon de la civilisation d'Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'été. L'un a pillé, l'autre a
incendié. La victoire peut être une voleuse, à ce qu'il paraît. Une dévastation
en grand du Palais d'été s'est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler
le Parthénon. Ce qu'on avait fait au Parthénon, on l'a fait au Palais d'été,
plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de
toutes nos cathédrales réunies n'égaleraient pas ce splendide et formidable
musée de l'orient. Il n'y avait pas seulement là des chefs-d'œuvre d'art, il y
avait un entassement d'orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux
vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres ; et
l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est
l'histoire des deux bandits.
Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les
barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie.
Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre
s'appellera l'Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner
l'occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont
menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.
L'empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd'hui
avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais
d'été.
J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin
à la Chine spoliée.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantité d'approbation que je donne à l'expédition de
Chine.
Footnotes
Note 1
Différance is a French term invented by Jacques Derrida and homophonous
with the word "différence". Différance plays on the
fact that the French word différer means both "to defer" and "to
differ." Derrida first uses the term différance in
his 1963 paper "Cogito et histoire de la folie". In its essay
"Différance" Derrida indicates that différance
gestures at a number of heterogeneous features which govern the
production of textual meaning. The first (relating to deferral) is the
notion that words and signs can never fully summon forth what they mean,
but can only be defined through appeal to additional words, from which
they differ. Thus, meaning is forever "deferred" or postponed through an
endless chain of signifiers. The second (relating to difference,
sometimes referred to as espacement or "spacing")
concerns the force which differentiates elements from one another and,
in so doing, engenders binary oppositions and hierarchies which underpin
meaning itself.
Note 2
Intercultural citizenship can be defined as the ability and capacity of
people to participate actively and responsibly in the life of their own
community, their country and the world at large; it is not simply
equated with nationality but it is dynamic and transformative, requiring
the competence to learn and re-learn, based on notions of recognition
and respect of diversity.