Le serment hippocratique : sa signification dans
l’enseignement et l’éthique médicale au passé et au présent
Le
Serment transmis dans le
Corpus
hippocratique , c'est-à-dire dans la soixantaine de traités médicaux
conservés sous le nom du médecin Hippocrate (né à Cos en 460 av. J.-C.), est
resté, malgré les progrès considérables de la science, un modèle de l'éthique
médicale. L'un des signes de sa pérennité est que le
Serment est encore traditionnellement prêté dans les lieux où la
médecine est enseignée.
Le texte du Serment
On en donnera ici une traduction personnelle fondée sur le
texte grec établie à partir de tous les témoins actuellement connus :
« Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, par Hygie et Panacée, par tous
les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin, de remplir, selon ma
capacité et mon jugement, ce serment et ce contrat ; de considérer d'abord
mon maître en cet art à l'égal de mes propres parents ; de mettre à sa
disposition des subsides et, s'il est dans le besoin, de lui transmettre une
part de mes biens ; de considérer sa descendance à l'égal de mes frères, et
de leur enseigner cet art, s'ils désirent l'apprendre, sans salaire ni
contrat ; de transmettre les préceptes, les leçons orales et le reste de
l'enseignement à mes fils, à ceux de mon maître, et aux disciples liés par
un contrat et un serment, suivant la loi médicale, mais à nul autre.
J'utiliserai le régime pour l'utilité des malades, suivant mon pouvoir et mon
jugement ; mais si c'est pour leur perte ou pour une injustice à leur égard,
je jure d'y faire obstacle. Je ne remettrai à personne une drogue mortelle,
si on me la demande, ni ne prendrai l'initiative d'une telle suggestion. De
même, je ne remettrai pas non plus à une femme un pessaire abortif. C'est
dans la pureté et la piété que je passerai ma vie et exercerai mon art. Je
n'inciserai pas non plus les malades atteints de lithiase, mais je laisserai
cela aux hommes spécialistes de cette intervention. Dans toutes les maisons
où je dois entrer, je pénétrerai pour l'utilité des malades, me tenant à
l'écart de toute injustice volontaire, de tout acte corrupteur en général,
et en particulier des relations amoureuses avec les femmes ou les hommes,
libres ou esclaves. Tout ce que je verrai ou entendrai au cours du
traitement, ou même en dehors du traitement, concernant la vie des gens, si
cela ne doit jamais être répété au-dehors, je le tairai, considérant que de
telles choses sont secrètes.
Eh bien donc, si j'exécute ce serment et ne l'enfreins pas, qu'il me soit
donné de jouir de ma vie et de mon art, honoré de tous les hommes pour
l'éternité. En revanche, si je le viole et que je me parjure, que ce soit le
contraire. »
Pour comprendre la signification que le
Serment peut
avoir encore dans le monde actuel, il est méthodologiquement nécessaire de
remonter d'abord à ce que représentait le
Serment à
l'époque où il fut prononcé (V e /IV e s. av. J.-C., date traditionnelle).
La remontée dans le temps : le texte originel et la signification
originelle du Serment
Cette remontée dans le temps s'effectue à une double
condition:
-
d'abord, une démarche philologique : établir le texte qui est le plus
proche possible de l'original. Cette démarche consiste à réunir tous
les manuscrits grecs contenant le Serment,
à les collationner et à les classer dans un stemma pour sélectionner
ceux qui possèdent les leçons les plus anciennes (trois manuscrits
du Xe au XIIIe s. donnant deux recensions), puis à y ajouter les
leçons d'un papyrus grec (du IIIe s.)
publié en 1966, sans omettre la comparaison avec la traduction arabe
(conservée par Usaibi'ah XIIIe s.). Le
travail d'édition, comportant tous ces témoins de la tradition
directe et indirecte, n'a été achevé que récemment (l'éd. de Heiberg
CMG I 1, 1927, p. 4-5 ne connaissait
que deux manuscrits ; l'éd. de Jouanna Storia e
ecdotica dei Testi medici greci, 1996, p. 269-270,
ajoute le troisième manuscrit représentant une recension
différente).
-
ensuite, une démarche historique : replacer le texte dans son
contexte. Le contexte a ici un sens double : d'abord le milieu
médical où il fut prononcé à l'origine, pour dégager sa
signification première ; ensuite le lien qui s'établit entre ce
texte, soit du point de vue de la forme, soit du point de vue du
contenu, avec la collection de textes où il a été transmis (Corpus hippocratique) et le genre auquel il
appartient (le serment).
Le
Serment , prononcé au nom des divinités médicales
de la Grèce (Apollon, Asclépios, Hygie et Panacée), comprend deux parties :
la première, que l'on pourrait qualifier de juridique, est relative aux
conditions de l'acquisition et de la transmission du savoir médical ; la
seconde, plus proprement éthique, concerne la finalité et les conditions de
l'exercice de la profession.
Dans la première partie, le serment oral accompagne un contrat écrit
(
suggraphè ) précisant d'une part les
devoirs de l'étudiant en médecine vis-à-vis de son maître et de ses fils, et
d'autre part les limites de la diffusion du savoir acquis. Cette première
partie ne se comprend que dans la structure de l'école médicale des
Asclépiades de Cos (famille aristocratique de médecins qui passait pour
descendre d'Asclépios), à partir du moment où elle fut ouverte à des
disciples extérieurs à la famille. L'enseignement s'était longtemps transmis
de père en fils. Comme le dit Galien « les enfants apprenaient de leurs
parents dès l'enfance à disséquer comme à écrire et à lire » (
De anatomicis administrationibus II 1). C'est ainsi
qu'Hippocrate apprit la médecine de son grand-père déjà nommé Hippocrate et
de son père Héracleïdas. Puis, avec Hippocrate, l'externalisation du savoir
médical a constitué une véritable révolution. Hippocrate enseigna la
médecine non seulement à ses fils et aux membres de la famille, mais aussi à
des disciples extérieurs moyennant rétribution (cf. Platon,
Protagoras 311 b-c). À partir du moment où « l'art sortit de
la famille des Asclépiades », selon l'expression de Galien dans le même
passage (
De anatomicis administrationibus II 1), il
fallut obtenir des garanties des disciples qui n'appartenaient pas à la
famille. C'est la raison d'être du
Serment avec
contrat : il ne concernait pas les membres de la famille qui, eux,
recevaient tout naturellement l'enseignement de père en fils, mais il était
prononcé par les disciples recrutés par association et recevant un
enseignement payant. Ces nouveaux disciples sont soumis à des engagements
précis vis-à-vis de leur maître et des enfants du maître, mais aussi à des
conditions limitatives dans la diffusion de leur enseignement, une fois
qu'ils sont devenus des maîtres à leur tour, car le savoir ne doit pas
sortir du cercle fermé de la famille et des disciples assermentés.
Le
Serment répondait donc à deux exigences en
apparence contradictoires, mais en fait nécessairement liées : diffuser
l'enseignement médical en dehors de la famille sans compromettre ses
secrets. Cette perspective historique, que l'on ignore bien souvent, rend
compte de la nature véritable du
Serment qui est
d'abord un engagement juridique, et par là-même lui donne, de façon
inattendue, une actualité, car c'est une situation qui se reproduit encore
de nos jours dans les entreprises performantes, qu'elles soient familiales
ou non. Elles font remplir à leurs ingénieurs une clause de confidentialité
jouant un rôle analogue au contrat mentionné dans le
Serment hippocratique.
Ainsi l'analyse historique d'un texte antique, loin d'être contradictoire
avec une perspective tournée vers sa « relevance sociale » en est une
condition
sine qua non . Elle permet aussi
de dénoncer les excès d'une recherche de la relevance sociale qui consiste à
utiliser les textes antiques dans le discours contemporain comme
faire-valoir sans les connaître de première main ou en les déformant pour
les besoins de sa cause. Il y a une éthique de la méthode scientifique,
condition
sine qua non de la problématique
de la recherche des relations entre la science et l'éthique.
Or, comme cette éthique de la méthode scientifique consiste en particulier à
ne pas masquer les difficultés ou les limites de la remontée historique, qui
reste malgré tout une reconstruction à partir de tous les témoignages dont
on dispose, il convient de signaler que tout n'est pas encore définitivement
résolu dans cette remontée pour situer le
Serment
hippocratique dans son contexte historique ; car sa date traditionnelle est
actuellement mise en question par certains érudits. Tout récemment (cf. notamment H. von Staden, « The oath, the oaths and the Hippocratic corpus »
in
La science médicale antique. Nouveaux regards ,
Paris, Beauchesne, 2007, p. 425–466) on s'est interrogé sur les relations
qui existent entre le
Serment et les autres traités
hippocratiques et aussi les autres serments de l'Antiquité, pour constater :
- que sa relation avec les autres textes hippocratiques reste
inadéquatement explorée, malgré les milliers de pages qui ont été
consacrées au Serment (« Yet its relation to
other Hippocratic texts remains inadequately explored, despite the
thousands of pages that have been written about the Oath »).
- que les études philologiques sur le Serment
hippocratique ont largement négligé la richesse des témoignages
concernant les anciens serments grecs (« scholarship on the Hippocratic
Oath has largely neglected the wealth of
evidence concerning ancient Greek oaths »).
D'une analyse philologique scrupuleusement faite du vocabulaire du
Serment
hippocratique dans cette double perspective, il
résulte, selon von Staden, que les particularités du
Serment sont plus grandes que l'on ne pensait jusqu'à présent
et que sa date traditionnelle située à la fin du V e siècle av. J.-C. ou au début du IV e siècle pourrait être remise en question.
Reste alors la question fondamentale qui n'a pas été posée par les partisans
d'une date récente (pour certains l'époque hellénistique). Comment expliquer
l'écart entre le fond qui est en parfait accord avec la réalité de
l'ouverture de l'école médicale hippocratique à des disciples extérieurs à
la famille (fin du V e siècle ou début du
IV e siècle av. J.-C.) et certaines
formulations qui pourraient être plus récentes ? Peut-on envisager une
évolution dans l'expression du
Serment ? Car si le
Serment ne remonte pas au-delà de l'époque
hellénistique, son attribution à Hippocrate serait une falsification. Toujours est-il que tous les témoignages que nous avons conservés sur la
réception du
Serment , même les plus anciens le
rattachent au
Corpus hippocratique et à
Hippocrate.
La redescente dans le temps : du Serment païen au
Serment chrétien et à sa transmission par
l'arabe
De fait, l'analyse historique, après la remontée jusqu'à la
fonction originelle du
Serment , doit, en effet, se
prolonger dans une redescente par l'étude de sa réception, vaste enquête qui
commence à la période romaine impériale. Or les deux attestations les plus
anciennes, qui datent du 1 er siècle après
J.-C., rattachent incontestablement le
Serment à
Hippocrate. L'attestation la plus ancienne de l'existence du
Serment dans la tradition hippocratique est la
Collection des mots hippocratiques du glossateur Érotien (dédiée à
Andromachos, archiâtre contemporain de Néron, empereur de 54 à 68). Érotien
cite le
Serment dans sa liste des écrits
d'Hippocrate qu'il a classés suivant les sujets (1. sémiotiques 2. étiologiques et physiques 3. thérapeutiques avec la distinction entre
chirurgie et régime ; 4 traités mêlés ; 5. traités relatifs à l'art). C'est
au début de cette dernière classe qu'apparaît le
Serment . Voici en effet la liste de ces traités hippocratiques
relatifs à l'Art :
Serment, Loi, Art, Ancienne
médecine . Érotien a glosé aussi au moins un mot du
Serment (
ὁ γενέτης
hapax dans le
Corpus
hippocratique ; cf. frag. 60, 116, 3-19 Nachmanson = glose du
Vat. gr. 277) dont l'origine est assurée par la
mention d'Andromachos, le dédicataire de l'ouvrage ; glose rééditée par
Anastassiou/Irmer
Testimonien Zum Corpus
Hippocraticum I, 2006, p. 289-290). En dehors de la tradition
hippocratique, le témoignage le plus ancien, également du I er siècle ap. J.-C. et légèrement antérieur,
est le médecin romain, Scribonius Largus, contemporain de l'empereur Claude
(41-54) dans ses
Compositiones qui parle du
Serment d' « Hippocrate, le fondateur de notre
discipline » (
Hippocrates, conditor nostrae
professionis, initia disciplinae ab iureiurando tradidit ) ;
Galien au II e siècle ap. J.-C. aurait composé
un
Commentaire au
Serment
d'Hippocrate, si l'on en croit la tradition arabe. Les Pères de l'église,
tel Grégoire de Naziance (IV e s. ap. J.-C.), y
font allusion aussi. Aux VI e /VII e siècles, c'est un texte qui appartient au
canon de l'école d'Alexandrie : selon Stéphane dans son
Commentaire aux
Aphorismes
d'Hippocrate, le
Serment est le traité
introductif à la médecine hippocratique (CMG XI, 1, 3, 1 éd. Westerink 2 e 1998) : « Il est beau pour ceux qui abordent
la médecine hippocratique avant tout d'apprendre par cœur le
Serment » (
Καλὸν δὲ τοῖς
εἰσαγομένοις εἰς τὴν ̔Ιπποκράτους ἰατρικὴν πρὸ παντὸς τὸν
Ὅ
ρκον ἐκμανθάνειν) .
Ce qui est important dans cette réception dont l'histoire serait infinie à
f aire, c'est qu'il y a eu une réécriture du
Serment
dans un contexte chrétien. Elle est conservée dans plusieurs manuscrits
médiévaux, sous forme de deux recensions, l'une en vers (dans trois
manuscrits dont le plus ancien est le
Par. gr. suppl . 446, s. X, fol. 61 r , éd. Heiberg CMG I 1, p. 5-6), l'autre en prose (dans un manuscrit, le
Vat. Urb.
gr . 64, s. XII, fol. 116 r éd.
ibid ., p. 5 ; cf. aussi
Bononiensis 3632). Dans le manuscrit donnant la
version en prose, le texte est disposé de façon symbolique de manière à
représenter la croix du Christ. La forme en prose est la plus proche du
Serment païen. Elle présente, toutefois, deux
différences principales. La plus visible est que les divinités médicales
païennes sont remplacées par Dieu, père de Jésus-Christ. La seconde, moins
visible mais plus importante, concerne les modalités de la transmission du
savoir médical. Cette différence découle du fait que la structure familiale
des écoles médicales a disparu. Le savoir n'est plus réservé à une élite
déterminée, mais il est dispensé à tous ceux qui désirent apprendre la
médecine « sans réticence et sans contrat » (
ἄνευ
φθόνου τε καὶ ἄνευ συγγραφῆς ). Ainsi donc, avec la disparition
du contrat, la première partie du
Serment a changé
totalement de signification. La transmission sélective du savoir a été
remplacée dans le milieu chrétien par l'enseignement pour tous, au moins
pour tous ceux qui le désirent. On a là un bel exemple de la modification du
texte du
Serment en vertu d'une modification de la
structure de la transmission du savoir, mais probablement aussi d'une
évolution dans le passage d'une éthique païenne à une éthique chrétienne.
Ce qui est aussi important à noter dans cette histoire de la réception est la
transmission de ce patrimoine grec par les médecins et traducteurs arabes. Il est significatif que la connaissance que nous avons d'un
Commentaire de Galien au
Serment
— dont il a été déjà question dans la réception — est due au grand
traducteur arabe du IX e siècle, Hunayn ibn
Ishaq (808-873 ap. J.-C.). Dans sa lettre (Risala) où il fait le bilan de
ses traductions syriaques et arabes de Galien, il mentionne clairement
l'existence d'un commentaire de Galien dans les termes suivants :
« Commentaire de Galien au
Serment d'Hippocrate :
ce livre se compose d'un seul tome. Je l'ai traduit en syriaque et j'ai
ajouté un commentaire que j'ai composé pour les passages que j'ai trouvé
difficiles à comprendre. Hubays l'a traduit en arabe pour Abu al-Hasan Ahmad
ibn Musa et aussi Isa ibn Yahya l'a traduit (en arabe).». Les restes de ce
commentaire ont été rassemblés par F. Rosenthal (« An ancient commentary on
the Hippocratic oath »,
Bulletin of the History of
Medicine 30, 1956, p. 52–87). C'est ce commentaire comportant
les mots d'Hippocrate commentés qui a été la source de la diffusion du texte
du
Serment chez les médecins arabes. Les médecins
arabes n'ont jamais douté de l'authenticité de ce commentaire, à la
différence de certains modernes. Il est vrai que Galien n'en fait pas
lui-même mention dans ses deux écrits bio-bibliographiques sur ses propres
œuvres. Toujours est-il que ce commentaire galénique, qu'il soit authentique
ou non, a eu un rôle central dans la pénétration de l'éthique médicale
hippocratique dans la médecine arabe. Une étude récente précise et
documentée (O. Overwien, « Die Bedeutung der orientalischen Tradition für
die antike Überlieferung des hippokratischen Eides » in
Sulla tradizione indiretta dei testi medici greci , ed. I. Garofalo, A. Lami, A. Roselli, Pisa/Roma, F. Serra, 2009, p. 79–103) a
repris le problème de l'importance de la tradition arabe du
Serment Hippocratique .
La valeur pérenne du Serment
Cette analyse historique faite surtout à partir de la
première partie du
Serment n'exclut pas la valeur
pérenne (ou partiellement pérenne) des engagements d'ordre déontologique que
contient sa seconde partie, présentés surtout sous une forme négative, mais
aussi sous une forme positive. C'est le noyau stable du
Serment , qu'il soit païen, chrétien ou arabe. La recommandation
la plus anciennement discutée est celle qui interdit de donner du poison. Le
médecin romain Scribonius Largus en tire la conclusion qu'il ne faut pas
donner de poison même à un ennemi, et que l'éthique médicale est un modèle
d'
humanitas avec cette belle
définition de la médecine : « scientia enim sanandi, non nocendi est
medicina » « La médecine est la science qui consiste à soigner et non à
nuire » (
Compositiones Ep. ded. 5). La
recommandation négative qui reste la plus actuelle est le secret médical,
encore que dans le
Serment ce secret soit pris dans
un sens plus large qu'actuellement, puisque le médecin ne doit rien révéler,
non seulement pendant l'exercice de sa profession, mais même en dehors.
De ce
Serment , il ne faudrait pas retenir seulement
les aspects négatifs que je résume : ne pas donner de poison, ne pas donner
de pessaire abortif — est-ce encore d'actualité ? —, ne pas séduire les
femmes ou les garçons — c'est plus d'actualité — , ne rien révéler de ce
que l'on voit ou l'on entend. Cette série d'interdits ne doit pas faire
perdre de vue l'idéal positif contenu dans des formules telles que : « Je
dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon
jugement » ou « Dans quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité
des malades ». La notion positive essentielle est celle de l'utilité du
malade.
L'éthique du Serment dans son contexte :
l'éthique de la médecine hippocratique
Cette éthique positive du
Serment
devrait être complétée pour bien être comprise par d'autres passages du
Corpus hippocratique qui complètent les données
sur la finalité de l'art médical et sur les devoirs du médecin, mais
apportent aussi des compléments sur les relations entre le médecin et le
malade et sur les devoirs du malade.
D'abord l'une des clauses du
Serment dit que ceux
qui prêtent le
Serment jurent selon la « loi
médicale ». Or dans le
Corpus hippocratique il est
un petit traité intitulé justement
La loi qui a été
associé au
Serment . Tout en dénonçant les mauvais
médecins qui sont d'autant plus nombreux qu'il n'y avait pas à cette
époque-là de titres officiellement décernés par une instance reconnue au
niveau de l'État, ce traité précise les conditions nécessaires à la
formation d'un bon médecin : disposition naturelle, instruction dès
l'enfance, préceptes, lieu favorable, ardeur au travail, durée. Une très
belle métaphore y compare l'apprentissage de la médecine à la culture des
plantes : « Notre disposition naturelle, c'est le sol ; les préceptes des
maîtres, c'est la semence ; l'instruction commencée dès l'enfance, c'est
l'ensemencement fait en saison convenable ; le lieu où se donne
l'instruction, c'est l'air ambiant, où les végétaux puisent leur nourriture
; l'ardeur au travail, c'est la culture ; la durée ose tout fortifier et
achever la croissance ». Nul doute que le lieu de formation fait allusion à
l'école médicale où le nouveau disciple qui prête le
Serment va recevoir l'enseignement.
À ces deux traités déontologiques est venu s'adjoindre plus tardivement un
troisième traité intitulé en grec
Quel doit être le
disciple du médecin ? et dans la tradition arabe
Testament d'Hippocrate. Ce traité énumère les qualités
physiques, morales et intellectuelles du futur médecin. Resté longtemps
inédit (1ère éd. au XX e siècle en 1970 pr K. Deichgräber), il était pourtant bien connu en Orient et en Occident. Il est
attesté dans une triple tradition grecque, latine et arabe. Il formait une
sorte de triade hippocratique avec la
Loi et le
Serment dans la tradition arabe (Usaibi'ah),
dans la tradition latine (
Ars medicinae ), mais
aussi dans la tradition grecque (
Ambrosianus gr . B
113 sup. XIII/XIV e s.). On sait même par une
source arabe (Ali ibn Ridwan) qu'il faisait partie d'un
Corpus Hippocratique en grec à Alexandrie au XI e siècle où il venait en tête avec le
Serment et la
Loi . Voici ce
texte dans sa version la plus ancienne:
« 1. Celui qui apprend la
science médicale doit tout d'abord par son origine être libre ; du point
de vue des dons, être bien pourvu ; par son âge être un jeune homme ;
être bien proportionné pour la taille ; être fort ; être bon en tout. Voilà donc ce qu'il doit en être pour le corps. 2. Pour l'âme, être
intelligent, sociable, efficace ; tempérant ; courageux ; et être le
plus possible attentif à la bonne humeur de l'âme et à l'absence de
colère ; qu'il soit aussi exempt de l'amour de l'argent. 3. Que par son
esprit il ne soit pas raide, mais rapide. Et qu'il soit compatissant,
avisé et respectueux du secret, car souvent les malades nous confient
leurs affections corporelles ou psychiques que personne d'autre ne doit
connaître. Il doit supporter la violence, car bien des gens qui
souffrent de phrénitis ou de folie mélancolique s'opposent à nous les
médecins en usant de violence. Il faut qu'il fasse preuve à leur égard
de compréhension, car ce n'est pas eux qui sont les auteurs de la
violence, mais la constitution contre nature de leur affection. 4. Il
faut qu'il se coupe les cheveux de façon régulière et égale, sans les
raser complètement ni les laisser trop bouclés. Que les ongles des mains
ne soient pas en saillie ni en retrait par rapport au bout des doigts. Que les habits soient totalement blancs ou proches du blanc, moelleux et
pas rêches. 5. Que sa démarche ne soit pas empressée ni relâchée ; car
c'est un signe de désordre. Et qu'elle ne soit pas lente ; car cela met
dans l'âme de la nonchalance et une grande paresse. Qu'il entre chez le
malade < ..... > ; Quand il est auprès de lui, si le malade doit
s'allonger, qu'il soit assis sur ses deux jarrets. Qu'il examine
résolument et sans trembler. C'est, en effet, le genre d'attitude qui me
paraît être le plus ordonné et le plus adapté pour le médecin. »
On reconnaît dans ce texte des recommandations qui sont dans le
prolongement du
Serment (cf. le secret médical) ou
de la
Loi (cf. parmi les conditions nécessaires
pour une bonne formation, les dons naturels et une formation précoce). Mais
ce
Testament attribué à Hippocrate est un traité
pseudo-hippocratique beaucoup plus récent, vraisemblablement postérieur à
Galien (II e siècle ap. J.-C.) et antérieur à
Jean Chrysostome (IV e /V e s. ap. J.-C.) qui le cite. Dans ce traité, ce qui frappe, ce
sont des indications concrètes sur le physique et le mental du médecin, sur
son apparence et son allure quand il vient en visite auprès du malade, sur
sa façon de se comporter vis-à-vis du malade en proie à sa maladie. Ce sont
ensuite des recommandations sur sa sociabilité et sur la critique de l'amour
de l'argent. Tout cela rappelle trois traités déontologiques insérés un peu
moins tardivement dans le
Corpus hippocratique
(
Médecin ,
Bienséance
et
Préceptes ), mais qui n'appartiennent pas, eux
non plus, aux grands traités reconnus comme hippocratiques par Galien. Cela
ne veut pas dire que les grands traités hippocratiques négligeaient ces
aspects extérieurs de l'attitude idéale du médecin vis-à-vis du malade, mais
ils sont plus avares sur le détail, comme l'indiquent ces notes d'
Épidémies VI qui ressemblent à un
memento : « Les entrées, les discours, le
maintien, le vêtement..., la coupe de cheveux, les ongles, l'odeur ». Galien, dans son
Commentaire aux
Épidémies VI, offre un riche développement pour chacun de ces
mots.
Si l'on veut compléter l'éthique médicale du
Serment
par ce que disent ces grands traités (V e
siècle av. J.-C.), c'est dans
Épidémies
I que l'on trouvera la maxime la plus célèbre sur
la finalité de l'art médical : « Dans les maladies avoir deux choses en vue,
être utile ou ne pas nuire. » Pour mesurer la portée concrète et toujours
actuelle de cette maxime en apparence banale, nul commentaire ne peut être
aussi vivant que celui de Galien :
« Pour ma part, je pensais
autrefois que cette maxime était insignifiante et qu'elle n'était pas
digne d'Hippocrate. Je pensais, en effet, que pour tous les hommes il
était clair qu'il faut que le médecin vise au mieux l'utilité des
malades, sinon le fait de ne pas leur nuire. Mais quand j'ai vu bien des
médecins réputés être accusés à juste titre pour ce qu'ils avaient fait
soit en pratiquant la phlébotomie, soit en baignant, soit en donnant un
médicament ou du vin ou de l'eau froide, j'ai compris que peut-être à
Hippocrate lui-même une telle chose était arrivée et qu'en tout cas
nécessairement cela était arrivé à bien d'autres médecins de son temps ;
et à partir de ce moment-là, j'ai estimé au-dessus de tout, si
d'aventure je devais administrer quelque puissant remède au malade,
d'examiner au préalable en moi-même non seulement combien je serais
utile en atteignant mon but, mais aussi combien je nuirais en ne
l'atteignant pas. Je n'ai donc jamais rien fait sans avoir auparavant
moi-même pris soin, au cas où je n'atteindrais pas le but, de ne nuire
aucunement au malade. Au contraire certains médecins, à la manière de
ceux qui jettent les dés, ont l'habitude d'administrer aux malades des
remèdes qui, en cas d'échec, apportent un très grand dommage aux
malades. »
Ce commentaire, tout à fait attachant par son côté personnel, souligne
l'évolution du jugement de Galien sur cette maxime hippocratique. D'abord,
lorsqu'il était étudiant en médecine, un certain mépris pour une maxime qui
lui paraissait énoncer une évidence, puis une véritable conversion avec
l'expérience de la pratique médicale devant les erreurs de traitement même
chez les médecins les plus réputés. La valeur du conseil éthique
d'Hippocrate a été découverte par Galien non pas de façon théorique mais au
cœur même de la pratique médicale. Le principe éthique d'Hippocrate a été
incorporé par Galien dans sa méthode thérapeutique.
Cette maxime hippocratique « être utile ou ne pas nuire » a ensuite évolué
dans la tradition latine. En inversant les termes « être utile » et « ne pas
nuire », on en est venu à la maxime « primum non nocere », « tout d'abord ne
pas nuire ». Cette formule latine est jugée actuellement d'origine
incertaine ; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle est attestée déjà chez
Lactance (IV e s. après J.-C.) dans son
Epitome diuinarum institutionum c. 55 : « primum est
enim non nocere, proximum prodesse ». Une étude de l'histoire de cette
nouvelle formulation de la maxime hippocratique reste à faire. En tout cas,
l'inversion des termes implique une modification, en apparence légère, mais
en fait profonde de l'attitude du médecin. Le négatif l'emporte sur le
positif, et l'on s'achemine vers le principe moderne de précaution.
Le passage d'
Épidémies I où se trouve la maxime
célèbre « être utile ou ne pas nuire » comprend, immédiatement après, une
phrase aussi célèbre qui élargit la perspective du
Serment par la grande question complémentaire des relations
entre le médecin et le malade. La voici :
̔Η
τέχνη διὰ τριῶν, τὸ νόσημα καὶ ὁ νοσέων καὶ ὁ ἰητρός· ὁ ἰητρὸς
ὑπηρέτης τῆς τέχνης· ὑπεναντιοῦσθαι τῷ νοσήματι τὸν νοσέοντα μετὰ
τοῦ ἰητροῦ.
« L'art s'effectue à travers
trois éléments qui composent l'art médical : la maladie, le malade et le
médecin. Le médecin est le serviteur de l'art ; il faut que le malade
s'oppose à la maladie avec l'aide du médecin. »
C'est ce que les
modernes appellent le « triangle hippocratique » (D. Gourevitch). Le texte a
été aussi commenté par Galien et il en a donné une analyse sur les relations
du médecin et du malade qui, malheureusement, commence déjà à déformer la
conception des relations entre le malade et le médecin exprimée dans le
texte hippocratique. Alors que le texte hippocratique énonce les trois
termes constitutifs de la médecine dans l'ordre maladie, malade, médecin et
envisage l'antagonisme du malade et de la maladie avant d'énoncer l'aide du
médecin, Galien dans son commentaire inverse les deux termes de malade et de
médecin et insiste sur le combat du médecin contre la maladie. Le médecin,
selon Galien, est le principal adversaire de la maladie ; le malade, lui, à
un rôle secondaire : il est l'allié objectif du médecin s'il exécute ses
ordres, alors qu'il devient l'allié objectif de la maladie quand il ne les
exécute pas. Cette lecture galénique donne la prééminence au médecin par
rapport au malade dans le combat contre la maladie, alors que le texte
hippocratique pris à la lettre insiste sur l'importance de l'attitude du
malade face à la maladie. La subtilité en apparence paradoxale de la
position hippocratique est telle que de grands traducteurs du texte
hippocratique ont inversé les termes comme Galien. C'est le cas du
traducteur français Émile Littré (1840) dans sa monumentale édition
d'Hippocrate (« L'art se compose de trois termes : la maladie, le malade et
le médecin. Le médecin est le desservant de l'art ; il faut que le malade
aide le médecin à combattre la maladie » ou du traducteur anglais W. H. S. Jones dans son Hippocrate (Loeb 1923) : «The art has three factors, the
disease, the patient, the physician. The physician is the servant of the
art. The patient must co-operate with the physician in combating the
disease»). Cornarius au XVI e siècle dans sa
traduction latine rend plus fidèlement le texte en respectant la syntaxe
exprimant les relations de la maladie, du malade et du médecin («
Ars ex tribus constat, morbo, aegroto et medico artis
ministro. Aegrotum cum medico adversari morbo oportet »). L'originalité de la position hippocratique consiste à avoir inversé la
relation traditionnelle entre médecin et malade venant de la supériorité du
médecin qui sait et agit, sur le malade qui ne sait pas, subit la maladie et
doit obéir au médecin. Le malade vu par Hippocrate est tout sauf un
« patient » au sens étymologique du terme. Certes, il y a d'autres passages
dans le
Corpus hippocratique où le praticien ne se
fait pas d'illusion sur le malade qui commet des erreurs, en appelant le
médecin trop tard ou en n'appliquant pas ses prescriptions et compromet
ainsi la lutte contre la maladie. Mais le médecin hippocratique sait aussi
que la réussite du médecin comporte une condition
sine qua non : c'est la confiance du malade envers son
médecin suscitée par une admiration fondée sur la compétence. Cela est
clairement exprimé par l'auteur du
Pronostic , c. 1
: le médecin qui sera capable de faire un diagnostic et un pronostic justes,
non seulement sera capable de mieux soigner qu'un autre, mais il obtiendra
la confiance du malade qui s'en remettra spontanément au médecin. Et c'est
en cela que le malade est réinstauré au centre du processus médical dans ce
que l'on pourrait appeler la révolution hippocratique. Il faudrait prolonger
cette réflexion sur les relations entre le médecin et le malade par les deux
médecines distinguées par Platon dans les
Lois ,
l'une où le médecin ordonne au malade qui doit obéir, l'autre où le médecin
explique au malade pour le convaincre.
L'éthique hippocratique et la réflexion bioéthique moderne
Que reste-t-il de cette éthique hippocratique dans la
médecine moderne, à partir du
Serment , complété par
les autres traités anciens du
Corpus hippocratique
non seulement sur les devoirs du médecin, mais aussi sur les relations du
médecin et du malade ?
Le
Serment d'Hippocrate reste le texte fondamental
de l'éthique médicale dans la médecine occidentale jusqu'au milieu du XX e siècle. Mais la réflexion bioéthique a ajouté
d'autres textes de référence à partir du milieu du XX e siècle : Code de Nuremberg (1947), Déclaration Universelle des
Droits de l'homme (1948), Serment de Genève de l'AMM (à partir de 1948),
Code international d'éthique médicale de l'AMM (à partir de 1949),
Déclaration d'Helsinki (1964), Déclarations de Tokyo (1975), Rapport Belmont
(1979), Déclarations de Venise (1983), de Hong-Kong (1989), Principes
directeurs internationaux d'éthique de la recherche biomédicale concernant
les sujets humains (1992 révisés en 2002), etc.
Le
Serment d'Hippocrate a été réécrit sous la forme
du
Serment de Genève adopté par l'Association
médicale mondiale (AMM; en anglais WMA) à partir de 1948 et révisé en 1968
et 1983. Voici le texte de 1983:
« Au moment d'être admis au nombre
des membres de la profession médicale :
Je prends
l'engagement solennel de consacrer ma vie au service de
I'humanité;
Je garderai pour mes maîtres le respect et la
reconnaissance qui leur sont dus:
J'exercerai mon art
avec conscience et dignité;
Je considérerai la santé de
mon patient comme mon premier souci;
Je respecterai le
secret de celui qui se sera confié à moi, même après la mort du patient:
Je maintiendrai dans toute la mesure de mes moyens,
l'honneur et les nobles traditions de la profession médicale:
Mes collègues seront mes frères;
Je ne
permettrai pas que des considérations de religion, de nation, de race,
de parti ou de classe sociale viennent s'interposer entre mon devoir et
mon patient:
Je garderai le respect absolu de la vie
humaine dès son commencement, même sous la menace et je n'utiliserai pas
mes connaissances médicales contre les lois de l'humanité;
Je fais ces promesses solennellement, librement, sur
l'honneur. »
Cette version du
Serment
est à compléter par le Code International d'Éthique médicale de l'AMM adopté
en 1949 et amendé en 1968, 1983 et 2006. Il précise les devoirs généraux des
médecins, les devoirs du médecin envers ses patients et les devoirs du
médecin envers ses collègues. Dans le code apparaît notamment un complément
sur l'attitude du médecin (« Le médecin ne devra pas se laisser influencer
dans son jugement par un profit personnel » ; cf.
Testament d'Hippocrate 2 « Qu'il soit aussi exempt de l'amour
de l'argent »). Concernant le malade, une notion nouvelle apparaît par
rapport au
Serment de Genève (et au
Serment hippocratique) : c'est le droit du patient
d'accepter ou de refuser un traitement s'il jouit de ses capacités.
Le Serment hippocratique et le code de
déontologie en France :
En France, en tout cas, même si le
Serment est encore prononcé comme une sorte de rite de
passage par l'étudiant en médecine, le code qui s'est substitué
légalement au
Serment , est le « code de
déontologie médicale », inséré dans le Code de la santé publique
(section 1 du Chapitre VII Déontologie).
Une première grande différence, sans parler de ce qui est le plus
évident, la laïcisation de l'éthique, est que ce qui était dans
l'Antiquité au départ un code dans un milieu médical privé (une grande
famille de médecins) — avec référence à une loi qui n'avait rien d'une
loi de la cité — est devenu un code public. Il forme une partie du Code
de la santé publique. Élaboré par l'Ordre national des médecins, ce code
est constitué de décrets en Conseil d'État publiés au Journal Officiel
sous la signature du Premier Ministre. Ces décrets s'insèrent évidemment
dans les conditions prévues par la loi. Le code de déontologie sert de
guide pour les médecins dans l'exercice de leurs fonctions, mais aussi
de jurisprudence pour la juridiction disciplinaire de l'Ordre des
médecins.
Une seconde différence, encore plus importante est que ce qu'il y avait
d'intangible dans un
Serment comme celui
d'Hippocrate est devenu évolutif au point qu'il y ait plusieurs
modifications par an du Code de déontologie. Bien entendu ces
modifications ne touchent pas à des principes fondamentaux que l'on
trouvait déjà dans l'éthique hippocratique reprise dans la tradition
médicale grecque jusqu'à la période byzantine en passant par Galien. Mais, comme on le verra plus loin, si les grands principes fondamentaux
demeurent, les lois de bioéthique elles-mêmes évoluent en fonction des
avancées technologiques.
Le code de déontologie médicale comprend deux sous-sections qui
correspondent particulièrement aux problèmes éthiques posés dès
l'Antiquité : Sous-section 1 : Devoirs généraux des médecins (Articles
R4127-1 à R4127-31) ; Sous-section 2 : Devoirs envers les patients
(Articles R4127-32 à R4127-55). Mais c'est surtout dans les devoirs
généraux que l'on discerne encore des correspondances évidentes avec
l'éthique médicale hippocratique :
- Le secret médical.
- Article R 4127-4 : « Le secret professionnel institué
dans l'intérêt des patients s'impose à tout médecin dans
les conditions établies par la loi. Le secret couvre
tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans
l'exercice de sa profession, c'est-à-dire non seulement
ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu,
entendu ou compris ».
- comparer au Serment : « Dans
toutes les maisons où je dois entrer, je pénétrerai pour
l'utilité des malades... Tout ce que je verrai ou
entendrai au cours du traitement, ou même en dehors du
traitement, concernant la vie des gens, si cela ne doit
jamais être répété, je le tairai, considérant que de
telles choses sont secrètes ». Cf. Testament d'Hippocrate : « Qu'il soit
respectueux du secret, car souvent les malades nous
confient leurs affections corporelles ou psychiques que
personne d'autre ne doit connaître. »
Le respect du secret médical est aussi vu du côté du patient dans
la partie législative du code de santé (L1110-4) : « Toute
personne... a droit au respect de sa vie privée et du secret des
informations le concernant ».
- Le respect de la vie et de la personne:
- Article R 4127-2 : « Le médecin, au service de
l'individu et de la santé publique, exerce sa mission
dans le respect de la vie humaine, de la personne et de
sa dignité. Le respect dû à la personne ne cesse pas de
s'imposer après la mort. » Cf. aussi dans la partie
législative du Code de santé L 1110-2 : « La personne
malade a droit au respect de sa dignité ».
- comparer au Serment :
« J'utiliserai le régime pour l'utilité des malades,
suivant mon pouvoir et mon jugement ; mais si c'est pour
leur perte ou pour une injustice à leur égard, je jure
d'y faire obstacle. Je ne remettrai à personne une
drogue mortelle si on me la demande, ni ne prendrai
l'initiative d'une telle suggestion. De même, je ne
remettrai pas non plus à une femme un pessaire
abortif. »
Toutefois la dernière phrase du
Serment
sur l'interdiction de donner un pessaire abortif, sans être
remise fondamentalement en cause, a été modifiée en France par
la distinction entre l'interruption illégale et l'interruption
légale de grossesse qui relève de la partie législative du code
de santé (cf. Code de la santé publique 2ème partie, livre II
)
- La conduite morale du medecin
- Article R 4127-3 : « Le médecin doit, en toutes
circonstances, respecter les principes de moralité, de
probité et de dévouement indispensables à l'exercice de
la médecine ».
- comparer au Serment : « C'est
dans la pureté et la piété que je passerai ma vie et
exercerai mon art ». Cf. aussi Testament d'Hippocrate cité supra.
- La nécessité d'être utile et/ou de ne pas nuire dans la thérapeutique
- Article R 4127-8 (fin) : « Il doit tenir compte des
avantages, des inconvénients et des conséquences des
différentes investigations et thérapeutiques possibles
».
- Hippocrate, Épidémies I :
« Être utile ou ne pas nuire » ; cf. Galien, commentaire
à cette maxime (cité ci-dessus) : « J'ai estimé
au-dessus de tout, si d'aventure je devais administrer
quelque puissant remède au malade, d'examiner au
préalable en moi-même non seulement combien je serais
utile en atteignant mon but, mais aussi combien je
nuirais en ne l'atteignant pas. »
Il faut observer que l'article du code de déontologie médicale,
évaluant d'abord les avantages, puis les inconvénients est dans
l'esprit de la maxime hippocratique « être utile ou ne pas
nuire », et non de la maxime latine qui en est dérivée « primum
non nocere ». Les rédacteurs du code étaient-ils conscients de
cette différence?
La bioéthique moderne et l'éthique hippocratique.
Malgré les concordances entre le
Serment et le code actuel de déontologie, les
développements considérables de la science médicale moderne et de
l'expérimentation sur l'homme par rapport à l'Antiquité, joint au
développement des sciences de la société ont renouvelé les problèmes
éthiques en faisant prendre conscience d'une part des divergences qui
risquent de s'instaurer entre les fondements de la morale traditionnelle
et l'évolution technique et d'autre part de l'importance de la dimension
sociale des problèmes qui n'existait pas ou n'était perçue que de façon
embryonnaire dans l'Antiquité.
C'est assez récemment que l'impact et la pression des progrès
scientifiques ont entraîné une rénovation de la réflexion éthique en
médecine. Le signe le plus tangible en est, depuis les années 1970, la
création de comités éthiques ainsi que la multiplication d'ouvrages sur
la bioéthique médicale. La France a été le premier pays à créer, en
1983, un Comité consultatif national d'Ethique pour les Sciences de la
Vie et de la Santé (CCNE) dont la mission est « de donner des avis sur
les problèmes éthiques et les questions de société soulevées par les
progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la
médecine et de la santé » (loi de bioéthique du 6 août 2004 ; loi n°
2004-800). Il existe maintenant des comités homologues dans bien
d'autres pays en Europe (douze pays dont la Grèce, patrie d'Hippocrate)
et dans le monde (USA, Canada, Tunisie). Au niveau européen, il existe
le Comité directeur pour la bioéthique (CDBI). Il existe aussi un Comité
international de bioéthique de l'UNESCO. Les comités d'éthique nationaux
donnent des avis aux gouvernements respectifs et publient de
remarquables contributions téléchargeables sur leur site ; cf.
e.g. pour les pays de langue française les
publications du site de la France et du Canada.
Une des conséquences de cette rénovation est que la réflexion sur
l'éthique médicale, auparavant circonscrite à une minorité de
professionnels, de législateurs ou de philosophes, est devenue par
l'impact des avancées de la connaissance, de la thérapeutique et de
l'expérimentation, une question de politique et de société. L'éthique
médicale est insérée dans l'enseignement et dans la recherche
universitaire ; cf. en France, le « Laboratoire d'éthique médicale et de
médecine légale » de l'Université de Paris V (Descartes) avec son site
en collaboration avec l'Inserm « le réseau Rodin : information et
diffusion des connaissances en éthique médicale ». La nécessité de
diffuser dans le public les problèmes de bioéthique explique aussi la
naissance récente de sociétés ; cf. en 2000 la Société française et
francophone d'Ethique médicale.
Les grands problèmes abordés concernent les enjeux éthiques et sociaux
que soulève le développement des nouvelles technologies en médecine. Voici, pour exemple, quelques grands domaines dans lesquels ils se
posent :
- Les deux moments « naturels » de la vie :
- début de la vie : contraception ; interruption
volontaire de grossesse ; procréation médicalement
assistée ; banques de sperme et d'ovules.
- fin de la vie : lutte contre la douleur ; interruption
des soins ou acharnement thérapeutique.
- diagnostic : rapport entre la réflexion clinique et les
nouvelles techniques d'imagerie et des tests biologiques
; la question « des faux positifs » dus à la variation
de la normalité.
- pronostic et prédictivité : distinction entre la notion
traditionnelle de pronostic (déjà hippocratique) sur
l'évolution d'une maladie déclarée et la notion moderne
de prédictivité, c'est-à-dire de la prédiction par des
tests génétiques d'une maladie qui peut
éventuellement advenir. La prédictivité peut-elle
justifier une interruption volontaire de grossesse
?
- thérapeutique : don et transplantation d'organes,
thérapie génique.
Il va de soi que si les grands problèmes de la réflexion éthique peuvent
être cernés, la façon de les résoudre est loin d'être acquise. Il y a
diversité et mouvance. Un des signes objectifs de la diversité est que
les lois bioéthiques peuvent varier considérablement d'un pays à
l'autre. Ce qui est interdit dans un pays peut être toléré dans un
autre. Quant à la mouvance, elle naît de la tension permanente entre les
progrès de la science et les impératifs catégoriques de l'éthique. La
conséquence en est que les lois de la bioéthique, tout en encadrant la
recherche, évoluent. Par exemple, en France, après la révision de 2004,
une nouvelle révision doit avoir lieu en 2010/2011 et elle sera précédée
d'États généraux. Suivant les réflexions du Comité Nationale d'Éthique,
la révision doit tenir compte des évolutions scientifiques ou
sociologiques intervenues depuis 2004, mais la grande question reste de
savoir comment de telles évolutions sont possibles sans renier des
principes fondateurs de l'éthique ou fédérateurs de la société. Il est
vrai que les progrès de la science médicale au service de la santé de
l'homme n'ont été possibles que par la transgression ce que l'on
considérait être des tabous. Par exemple, la faiblesse de la médecine
hippocratique vient de ce que la dissection humaine n'était pas
pratiquée. Mais la grande question n'est pas de savoir jusqu'où la
science médicale peut aller, mais jusqu'où elle a le droit d'aller dans
ses moyens et dans ses fins. Et la loi ne peut pas interdire les trafics
profitant de la différence entre les réglementations d'un pays à l'autre
et facilités par les publicités diffusées par internet.
Toutes ces questions suscitées par l'intervention sur des processus «
naturels » de la vie par l'« art », si capitales soient-elles, ne
doivent pas faire perdre de vue ce qui devrait rester fondamental dans
la pratique quotidienne de la médecine, c'est-à-dire la relation entre
le médecin et le malade. Il reste à souhaiter que les étudiants en
médecine, futurs praticiens, auxquels manque souvent la dimension
historique de l'éthique médicale, incorporent, à l'exemple de Galien, le
message hippocratique dans leur pratique en réinstaurant le malade au
centre du processus médical sans sacrifier le dialogue avec le malade au
profit de la tyrannie du chiffre. On parle actuellement de médecine de
proximité. Mais la proximité n'est pas seulement la proximité locale ;
elle est aussi et surtout la proximité dans le dialogue entre le médecin
et le malade. Les progrès de la science ne doivent pas avoir comme
conséquence inéluctable la déshumanisation.
L'éthique médicale, modèle de référence dans le discours politique
aujourd'hui comme autrefois
Dans l'Antiquité, comme dans le monde moderne, la réflexion
des médecins sur leur propre art a été à la pointe du développement de
l'éthique. Dans l'Antiquité grecque l'éthique s'est affinée d'abord au sein
de l'activité médicale au V e siècle av. J.-C. (Hippocrate) avant d'être intégrée dans les systèmes philosophiques au
IV e siècle av. J.-C. (Platon, Aristote). Aussi n'est-il pas étonnant que cette éthique médicale ait été utilisée
comme modèle de référence dans les discours des hommes politiques dès le
V e siècle av. J.-C. Chez Thucydide (livre
VI), l'emploi de la maxime médica le « être utile ou ne pas nuire » et
d'autres références médicales apparaissent dans les discours contradictoires
des deux stratèges athéniens, Nicias et Alcibiade, devant l'assemblée du
peuple lors de la question de savoir si la décision d'entreprendre une
expédition en Sicile est utile ou nuisible à la cité d'Athènes (J. Jouanna,
« Politique et médecine » in
Hippocratica , éd. M. Grmek, Paris, CNRS, 1980, p. 299–319. Or on constate une permanence assez
étonnante de cette fascination de l'éthique médicale dans l'argumentation
politique. Dans un discours du 15 avril 2009 à Georgetown University, le
président des États-Unis Obama, à propos du règlement de la crise
économique, a invoqué ce principe médical contre une mesure radicale qui
consisterait à nationaliser les banques : « Rather, it is because we believe
that preemptive government takeovers are likely to end up costing taxpayers
even more in the end, and because it is more likely to undermine than to
create confidence. Governments should practice the same principle as
doctors:
first do no harm . ». Il est significatif que le
principe éthique de référence n'est pas pris dans la réflexion bioéthique
moderne si problématique, mais c'est le principe hippocratique revu et
corrigé par la tradition latine. Le point de référence a besoin d'une
stabilité reconnue.