Le bibliothécaire, le roi et les poètes
Vitruve De architectura VII, Praef. 4–7
4. reges Attalici magnis philologiae dulcedinibus inducti cum
egregiam bybliothecam Pergami ad communem delectationem instituissent,
tunc item Ptolomaeus infinito zelo cupiditatisque incitatus studio non
minoribus industriis ad eundem modum contenderat Alexandriae comparare. cum autem summa diligentia perfecisset, non putavit id satis esse nisi
propagationibus inseminando curaret augendam. itaque Musis et Apollini
ludos dedicavit et quemadmodum athletarum sic communium scriptorum
victoribus praemia et honores constituit.
5. his ita institutis cum ludi adessent, iudices litterati qui eos
probarent erant legendi. rex cum iam sex civitatis lectos habuisset nec
terram cito septumum idoneum inveniret, retulit ad eos qui supra
bybliothecam fuerunt et quaesiit si quem novissent ad id expeditum. tunc
ei dixerunt esse quendam Aristophanem, qui summo studio summaque
diligentia cotidie omnes libros ex ordine perlegeret. itaque conventu
ludorum cum secretae sedes iudicibus essent distributae, cum ceteris
Aristophanes citatus quemadmodum fuerat locus ei designatus
sedit.
6. primo poetarum ordine ad certationem inducto cum recitarentur
scripta, populus cunctus significando monebat iudices quod probarent. itaque cum ab singulis sententiae sunt rogatae, sex una dixerunt et quem
maxime animadvertunt multitudini placuisse, ei primum praemium,
insequenti secundum tribuerunt. Aristophanes vero cum ab eo sententia
rogaretur, eum primum renuntiari iussit qui minime populo
placuisset.
7. cum autem rex et universi vehementer indignarentur, surrexit et
rogando impetravit ut paterentur se dicere. itaque silentio facto docuit
unum ex his eum esse poetam, ceteros aliena recitavisse, oportere autem
iudicantes non furta sed scripta probare. admirante populo et rege
dubitante, fretus memoria e certis armariis infinita volumina eduxit et
ea cum recitatis conferendo coegit ipsos furatos de se confiteri. itaque
rex iussit cum his agi furti condemnatosque cum ignominia dimisit,
Aristophanen vero amplissimis muneribus ornavit et supra bybliothecam
constituit.
4. Comme les rois Attalides, séduits par les charmes puissants des
études littéraires, avaient créé à Pergame, pour le plaisir de tous, une
magnifique bibliothèque, Ptolémée lui aussi, animé d’une jalousie sans
bornes et d’une ardente envie, n’avait pas prodigué moins d’efforts pour
en constituer une du même type à Alexandrie. Lorsque, au prix de bien
des soins, il fut parvenu à ce résultat, il pensa que cela ne suffisait
pas s’il ne cherchait à l’accroître par des productions nouvelles dont
il jetterait les semences. C’est pourquoi il fonda des jeux en l’honneur
des Muses et d’Apollon et institua prix et distinctions pour les
vainqueurs des compétitions littéraires comme ceux des joutes
athlétiques.
5. Ces mesures étant prises, vint le moment des jeux, et il fallait
désigner pour porter une appréciation un jury de lettrés. Le roi qui
disposait déjà de six personnalités choisies parmi les citoyens, mais
qui ne pouvait pas en trouver aussi rapidement une septième qui fût
qualifiée, en référa aux responsables de la bibliothèque et leur demanda
s’ils connaissaient quelqu’un qui fût apte à cette tâche. Ils lui
répondirent alors qu’il y avait un dénommé Aristophane qui, chaque jour,
avec une extrême ardeur et une extrême attention, lisait de bout en bout
tous les livres les uns après les autres. Et c’est ainsi que dans
l’assemblée des jeux, où des places réservées avaient été assignées aux
juges, Aristophane, convoqué avec les autres, alla s’asseoir à la place
qu’on lui avait attribuée.
6. La première compétition s’engagea ; c’était celle des poètes, qui
lurent leurs oeuvres, et le peuple tout entier manifestait pour
signifier aux juges la décision à prendre. Aussi, lorsqu’on demanda son
avis à chacun, six d’entre eux se prononcèrent dans le même sens, et
c’est à celui dont ils avaient remarqué qu’il avait été le plus apprécié
de la foule qu’ils attribuèrent le premier prix, et le second à celui
qui suivait. Mais Aristophane, quand on lui demanda son avis, voulut que
fût proclamé vainqueur c elui que le peuple avait le moins
apprécié.
7. Comme le roi et tout le public s’indignaient violemment,
Aristophane se leva, et, sur sa demande, obtint qu’on le laissât parler. On fit donc silence et il révéla qu’un seul des concurrents était un
poète : les autres avaient lu des morceaux dont ils n’étaient pas les
auteurs ; or le devoir des juges était d’apprécier non pas des vols,
mais des oeuvres. Le peuple s’étonnait, le roi hésitait : Aristophane,
sûr de sa mémoire, fit sortir d’armoires qu’il indiqua un grand nombre
de volumes, et, les comparant avec des morceaux qui avaient été lus,
força les plagiaires eux-mêmes à reconnaître leur faute.Aussi le roi
ordonna-t-il qu’on les inculpât de vol, et après condamnation, il les
renvoya couverts d’opprobres ; quant à Aristophane, il le combla
d’immenses faveurs et lui confia la direction de la bibliothèque
[1] .
Introduction
Ma contribution à la session “Logos et Techné” des Dialogues
d’Athènes est une réflexion sur le statut des textes dans des temps de
changements technologiques. Aujourd’hui, en effet, les différents formats et
les nouveaux supports (
ebooks ) des textes numériques
mettent en question le statut des oeuvres, dans leur dimension juridique
comme dans leur clôture et leur littéralité, et déplacent également la
frontière entre la lecture et l’écriture. De multiples possibilités
d’extraction, de découpage, de combinaison ainsi que des instruments
d’annotation et de balisage offrent au lecteur un accès nouveau au sens des
textes comme à leur forme et à leur intégrité. La notion même de
bibliothèque prend elle aussi un relief nouveau, et dessine une cartographie
régie par un emboîtement d’échelles, de la bibliothèque locale des livres
matériels à la bibliothèque électronique présente sur l’ordinateur ou
l’ebook, jusqu’à la bibliothèque virtuelle présente sur le réseau. Ce
passage du livre imprimé au texte électronique n’est pas une
dématérialisation, mais plutôt la transition d’une matérialité à l’autre. Cette transition n’implique pas seulement des changements d’ordre
technologique. Elle modifie aussi en profondeur le rapport aux textes, les
opérations gestuelles, perceptives, interprétatives et mémorielles liées à
la lecture. Pour m’en tenir à un seul exemple, les fonctions de “recherche”
liées aux textes électroniques permettent aujourd’hui des accès non
linéaires à leur contenu, la juxtaposition de contextes d’occurrences
séparés de plusieurs pages, la possibilité de naviguer non plus selon les
entrées d’un index classique (régi par des mots-clé choisis par l’auteur ou
l’éditeur), mais à partir d’une constellation de termes associés par exemple
par des opérateurs booléens. La mémoire visuelle et tactile du lecteur, liée
au maniement du livre imprimé, est désormais externalisée dans un moteur de
recherche. La gestuelle même de la lecture (le feuilletage) est reconfigurée
par les interfaces : écrans tactiles, boutons matériels ou virtuels offrent
la possibilité de faire défiler le texte du bout des doigts. Retrouver la
source d’une citation, le contexte d’un extrait, la localisation d’un livre
dans une bibliothèque ou sa disponibilité chez un libraire, voire le
commander et le télécharger sous forme électronique sont aujourd’hui des
opérations banales pour quiconque dispose d’un ordinateur connecté sur
internet.
La compréhension des mutations contemporaines et de leurs enjeux peut
s’enrichir de l’observation de situations historiques où de nouveaux
supports et de nouveaux formats ont affecté la nature même des textes et
leurs usages : passage du manuscrit à l’imprimé, passage du rouleau au
codex, passage de la tablette au rouleau. Particulièrement intéressantes
sont les phases de transition, de coexistence entre différents supports,
formats et usages, où les plus anciens influent sur les nouveaux avant
d’être progressivement supplantés.
Le monde grec ancien, de ce point de vue, offre un champ d’observation
privilégié pour l’historien et l’anthropologue des poétiques littéraires. Les configurations successives nouées entre la voix et la mémoire humaines,
entre le support matériel et le texte écrit permettent de reconstituer
l’histoire des liens entre le
logos et
les
technai de sa création comme de sa
fixation. Cette histoire voit la lente autonomisation du texte par rapport
aux contextes festifs et rituels où il est récité ou chanté, elle voit aussi
un processus de fixation progressif où le texte perd de sa fluidité pour se
définir dans sa clôture et sa littéralité, dans son auctorialité également. Elle voit aussi l’évolution qui conduit de l’écoute sociale à la lecture
individuelle, murmurée ou silencieuse.Elle voit enfin l’émergence des
bibliothèques, ces lieux étranges où des voix, des chants, des savoirs, des
idées sont conservés sous la forme d’objets matériels, les rouleaux de
papyrus
[2] .
J’ai choisi d’aborder cet ensemble de questions en commentant un récit de
Vitruve, qui prend place à Alexandrie au tout début du IIe siècle av. J.-C.
De la fondation des bibliothèques
Nous ne savons que peu de choses de la vie de l’auteur du
De Architectura . La dédicace de son traité à
Auguste le situe au Ier siècle av. J.-C., il est donc un témoin de la fin de
la République, de l’avènement du principat. L’ouverture du livre VII nous
offre cette étrange digression sur la concurrence des bibliothèques de
Pergame et d’Alexandrie, et sur la manière dont Aristophane de Byzance reçut
la charge de la seconde.
Ce récit a peu de chances de rapporter un évènement réel. Et de plus, au Ier
siècle av. J.-C., il est frappant qu’un homme de lettres et de savoir comme
Vitruve puisse affirmer que les Ptolémées ont fondé leur bibliothèque pour
imiter celle de Pergame et rivaliser avec elle, alors que la fondation
alexandrine était antérieure à celle des Attalides. La bibliothèque de
Pergame, en effet, fut fondée par Attale Ier (241–197) ou par Eumène II
(197–158). Elle est donc postérieure à celle du Musée d’Alexandrie, fondée
par Ptolémée Lagos et développée par Ptolémée Philadelphe.
Il nous faut cependant lire ce texte dans sa logique propre et pour son
intention. Le récit de Vitruve témoigne de la féroce rivalité entre les deux
royaumes et leurs collections de livres, et il s’appuie peut-être sur une
source relayant les thèmes de la propagande pergaméenne. Dès le règne
d’Attale 1er, le royaume fut l’un des plus fidèles alliés de Rome. Attale
III, sans héritier, légua Pergame au peuple romain, à sa mort, en 133 av. J.-C. L’érudition pergaméenne était connue à Rome, comme en témoigne le
séjour dans la ville de Cratès de Mallos, l’un des bibliothécaires et un
spécialiste d’exégèse homérique. Le récit de Vitruve reflète peut-être ce
lien particulier entre Pergame et Rome. Entre la fin de la République et le
début du principat, Rome réfléchit sur la nature et le statut des
bibliothèques.Privées et aristocratiques, elles sont déjà présentes en
Italie depuis le IIe siècle avant notre ère, constituées à partir des
collections de livres confisquées dans le monde grec et les royaumes
hellénistiques
[3] . Mais c’est César qui aurait été le premier à projeter de fonder une
bibliothèque publique à Rome.Il en aurait confié la tâche à Varron
[4] . Ce dernier, dans
son traité (perdu)
De bibliothecis , en trois
livres, semble avoir déployé une généalogie en même temps qu’un
argumentaire, faisant remonter les origines des bibliothèques publiques à
l’Athènes des Pisistrates. Il est possible qu’il soit la source de Vitruve
sur l’antériorité de la bibliothèque de Pergame par rapport à celle
d’Alexandrie. César n’eut pas le temps de réaliser son projet. La première
bibliothèque publique à Rome sera créée en 38 av. J.-C., six ans après son
assassinat, par son ami Asinius Pollion, dans le temple de la Liberté, près
du Forum. Elle ouvre la voie d’une série de fondations qui, dès Auguste,
marqueront la politique monumentale et culturelle du principat.
C’est en fonction de ce contexte romain que Vitruve présente les
bibliothèques de Pergame et d’Alexandrie comme des bibliothèques publiques,
comme des institutions fondées par des souverains éclairés et lettrés. Le
lien de la bibliothèque d’Alexandrie avec le Musée et son élite de savants
n’est pas pris en compte. La bibliothèque est présentée comme une initiative
royale, qui suscite une émulation entre royaumes concurrents, qui est vouée
moins à la poursuite de l’érudition qu’au plaisir de tous (
ad communem delectationem ).
Pour Vitruve, la bibliothèque est une institution grecque. Cette institution
peut être imitée et dupliquée, de Pergame à Alexandrie, des capitales
hellénistiques à Rome. Reposant sur l’accumulation d’objets matériels — les
rouleaux de papyrus — sur lesquels sont inscrits les textes, les
bibliothèques entrent dans des logiques concurrentielles, mais il est
implicitement admis que la possession des objets matériels ne donnent pas
une exclusivité sur les textes qui s’y trouvent copiés, sauf lorsqu’un texte
n’est connu qu’en un seul exemplaire.
Le concept même de bibliothèque repose en effet sur la conviction de
l’équivalence des textes, dans leur forme et leurs effets de sens, quel que
soit le nombre d’exemplaires. Le lien entre un texte et son support matériel
n’est pas exclusif. Deux copies du même texte en préservent le sens et
l’efficacité, et enrichissent de la même manière les bibliothèques qui les
possèdent. Des critères bibliophiliques, tenant à l’ancienneté ou à
l’origine de l’exemplaire, peuvent néanmoins introduire des différences de
valeur. Il est vrai aussi que ces exemplaires peuvent présenter des
variantes substantielles, des lacunes, des interpolations qui apparaîtront à
la comparaison et à l’examen philologique et permettront d’identifier la
copie fautive d’une oeuvre.
Cependant, Pergame et Alexandrie partagent le même présupposé : un support
matériel et inerte, le papyrus, et des signes inscrits au calame permettent
d’encoder un texte, et de le réactiver par la lecture, ce processus complexe
qui mobilise les gestes des mains, le regard, la voix et toute la compétence
linguistique et littéraire du lecteur. Dans les deux capitales
hellénistiques, la bibliothèque est une fondation royale, un lieu de savoir
et de pouvoir, même lorsqu’il est ouvert à la curiosité et à la
fréquentation de tous. Nous savons cependant que la bibliothèque du Musée
d’Alexandrie n’avait rien d’une bibliothèque publique : située dans le
quartier du palais, elle était réservée à un cercle restreint de savants et
de lettrés et à la famille royale elle-même.
Comment enrichir une bibliothèque ?
La concurrence entre bibliothèques royales les conduit à
accumuler le plus grand nombre de livres possibles, à s’approprier
l’héritage littéraire et intellectuel de l’hellénisme à travers ces supports
matériels, investis d’une valeur symbolique, culturelle, politique mais
aussi économique, que sont les livres.
Les livres permettent de transformer le temps de l’histoire littéraire et
intellectuelle en un espace d’accumulation et de collection, organisé par
des principes de classement et de “cartographie” synchronique à défaut
d’être véritablement synoptique (les Pinakes de Callimaque, qui ont pu tenir
lieu de “catalogue” de la bibliothèque du Musée, comprenaient 120 rouleaux). Réunir tous les livres de la tradition grecque, et peut-être aussi des
grandes cultures périphériques, c’était assumer que les voix et les chants,
les dialogues et les drames, la quête de la vérité comme la construction des
savoirs pouvaient conserver une part de leur pouvoir, de leurs effets, en
étant encodés sur ces médiateurs matériels et silencieux que sont les
livres. Ces vecteurs rendaient le discours et la pensée indépendants des
esprits qui les avaient conçus : ils pouvaient voyager, dans l’espace et
dans le temps, on pouvait les dupliquer, les multiplier sans qu’ils ne
perdent leurs effets.
Mais comment enrichir ce lieu de conservation patrimoniale qu’est la
bibliothèque autrement que par des compléments ponctuels venant combler les
lacunes de la collection ? La bibliothèque est-elle seulement le dépôt d’un
héritage, d’un trésor, d’une tradition, un
terminus ante quem ?
Selon Vitruve, Ptolémée décida d’encourager la composition de nouvelles
oeuvres littéraires qui auront vocation à rejoindre les collections de la
bibliothèque. Il est intéressant de noter qu’il s’agit d’enrichir la
bibliothèque d’Alexandrie par des textes poétiques, non par des traités
savants ou par des commentaires. Ptolémée retrouve ici le rôle traditionnel
des
turannoi grecs des débuts de l’époque
classique, protecteurs des arts et des lettres. Mais la création poétique ne
relève plus seulement des commandes des aristocrates, elle s’inscrit dans un
contexte agonistique, où les concours littéraires coexistent avec les
compétitions sportives. Les concours littéraires d’Alexandrie ont pour
finalité non seulement d’enrichir la bibliothèque d’oeuvres se situant dans
la continuité de la tradition grecque, mais aussi de lui conférer une forme
d’exclusivité sur les textes qui auront ainsi été distingués : autant
d’oeuvres qui ne se trouveront pas dans la bibliothèque de Pergame !
Le statut de l’expertise critique
Les jeux littéraires comme les jeux sportifs supposent un
vainqueur et des vaincus, ou un classement par ordre décroissant de mérite.
Si la désignation du vainqueur d’une course ou d’un combat peut s’appuyer sur
des critères consensuels, car objectifs, celle du vainqueur d’un concours de
poésie est beaucoup moins évidente. Ptolémée ne revendique pas le privilège
de désigner lui-même le vainqueur. Il constitue un jury de lettrés (
iudices litterati ). Il en choisit six parmi
les citoyens d’Alexandrie, il lui en manque un septième, il se tourne vers
les responsables de la bibliothèque, qui lui suggèrent un lecteur
particulièrement passionné et méthodique : Aristophane.
Plusieurs éléments sont à souligner dans cet épisode. D’abord, le fait que
les membres du jury appartiennent à la cité d’Alexandrie et sont qualifiés
de
litterati , de “lettrés”, mais ils ne
sont pas les érudits en charge de la bibliothèque. Ces derniers ont le
pouvoir critique, grammatical, intellectuel sur la collection de livres,
mais leur statut de spécialistes les exclut du jury, qui doit départager les
poètes du point de vue d’une culture civique, c’est-à-dire une culture de la
performance et de l’audition publiques et non pas à partir d’une expertise
grammaticale et littéraire. La constitution d’un jury de citoyens inscrit le
classement des poètes dans l’espace d’un débat contradictoire, supposant une
culture littéraire générale, mais non technique.
Pour compléter le jury, les savants recommandent au roi un étrange personnage
: Aristophane est présenté comme un lecteur compulsif de la bibliothèque, il
y passe ses journées, à lire d’un bout à l’autre ( per
legeret : le terme désigne le fait de parcourir la totalité
de la longueur du rouleau, en prenant le temps de tout lire
[5] ), tous les livres
(
omnes libros ), dans l’ordre où ils
sont rangés (
ex ordine ). Cet ordre
correspond à la fois à un principe de rangement matériel (des étagères) et à
un principe de classification, par genres et par auteurs. Aristophane est un
litteratus dont la culture s’appuie
non sur la fréquentation des performances publiques et civiques, mais sur la
fréquentation des livres.
On peut noter que les membres du jury siègent à l’écart du reste du public
(pour ne pas être influencés par les réactions de la foule ?) et
qu’Aristophane s’assied à l’emplacement qui lui a été assigné (
quemadmodum fuerat locus
ei
designatus sedit ), comme un livre sur l’étagère d’une
bibliothèque bien ordonnée.
La voix, le texte, le livre
La première épreuve est un concours de poésie. Notons
d’emblée qu’il ressemble moins aux performances des rhapsodes grecs qu’aux
pratiques romaines de la lecture. En latin, en effet,
recitari et
recitatio ne désignent que très rarement la récitation de
mémoire (on préfère employer les termes
dicere ,
declamare ,
narrare ,
pronuntiare …). Leur usage courant désigne la lecture à haute
voix d’un texte écrit, et c’est bien à ce sens que se réfère Vitruve:
cum recitarentur
scripta .De plus, le terme
recitatio , désigne la lecture devant
un public, même restreint, contrairement à une
lectio , qui peut être une lecture solitaire et
individuelle
[6] . Les
recitationes , comme nous l’indique
Emmanuelle Valette-Cagnac, deviennent un phénomène culturel à Rome à
l’époque d’Auguste, c’est-à-dire précisément à l’époque de Vitruve
[7] .
La
recitatio , dans le récit de Vitruve,
est donc le moyen de faire partager un texte écrit à un auditoire. L’improvisation, la variation, l’adaptation du fil du texte aux réactions de
l’auditoire n’ont pas leur place ici. Les poètes soumettent à l’appréciation
publique des textes qu’ils ont écrit, dans leur littéralité.Ce concours de
poésie est un concours de lectures, une
recitatio , dont les auteurs latins ont souligné la
difficulté, puisqu’elle requiert à la fois un talent de lecteur et un talent
d’auteur : le texte écrit doit faire l’objet d’une performance, d’un
spectacle, recourant aux artifices du théâtre, avec des jeux de modulation
et d’expressivité vocales, des expressions particulières du visage, des
effets de pathos
[8] . Les réactions du public (applaudissements) peuvent encourager l’auteur à
continuer sa lecture. Le public est aussi invité à porter un jugement
critique sur le texte lu, à donner un avis et éventuellement à aider
l’auteur à le corriger et à l’améliorer. La
recitatio précède ainsi la publication d’un texte qui sera
amené, après cette première exposition publique, à circuler indépendamment
de son auteur.
Vitruve projette donc à Alexandrie le rituel de la lecture publique romaine,
tout en le modifiant, puisqu’il ne situe plus dans un cercle d’
amici , mais devant l’assemblée d’un théâtre,
en présence du roi, et surtout dans un cadre agonistique où un vainqueur
doit être désigné par un jury.
Savoirs de lecteurs, savoirs d’auditeurs : deux expertises
littéraires
Le concours instauré par Ptolémée s’inscrit dans la
tradition grecque classique, dont il reproduit le cadre religieux, festif et
agonistique, sous la forme de jeux en l’honneur des Muses et d’Apollon. Les
poètes soumettent leurs oeuvres lors de performances orales, peut-être avec
un accompagnement musical (ce point n’est pas précisé par Vitruve), à un
triple jugement : ceux du roi, de son jury et du public. Ce sont ainsi
différents critères de sélection qui vont entrer en conflit ouvert : si les
jurés, forts de leur compétence lettrée, sont supposés s’attacher à la
qualité intrinsèque des poèmes présentés, le public réagit dans
l’immédiateté de ses émotions, face au spectacle et à la prestation scénique
des concurrents. Les clameurs de la foule imposent un classement que les
lettrés n’oseront pas contredire, le roi étant l’arbitre du verdict final. Seul Aristophane s’oppose à cette unanimité en inversant le verdict
populaire et en proposant de couronner le poète le moins acclamé.
L’épisode interroge le statut même d’une forme de critique lettrée, qui
s’aligne sur le jugement de la foule et privilégie les effets de la
performance publique sur l’authenticité de la création littéraire. Il pose
en effet la question de l’originalité et du plagiat en littérature,
problématique sur laquelle s’ouvre le livre VII du traité de Vitruve.
Les six premiers jurés sont des
litterati , dotés d’une culture littéraire générale, des citoyens
d’Alexandrie, distincts des spécialistes qui travaillent à la bibliothèque. Aristophane, lui, est un
lector , qui
pratique non pas la
recitatio publique
de ses propres oeuvres, mais la
lectio
personnelle et silencieuse des livres écrits par d’autres, des livres réunis
dans la bibliothèque. Cette lecture se situe dans un tout autre espace que
celui des performances publiques et festives de la cité, dans un contexte
tout différent de celui des concours placés sous le patronage des Muses et
d’Apollon.
Méthodique, systématique, obsessionnel, peut-être, Aristophane lit
intégralement les rouleaux dans l’ordre où ils se présentent sur les
étagères. Ce faisant, il organise sa mémoire selon un double principe
d’ordre : le dispositif matériel de stockage des livres, à savoir des
étagères dans des armoires, correspondant probablement à une distribution
par genres littéraires et discursifs et, à l’intérieur de ceux-ci, aux
différents auteurs et à chacune de leurs oeuvres ; ensuite la succession des
colonnes de textes sur chaque rouleau de papyrus. Ces deux principes d’ordre
s’appuient sur la mémoire visuelle, gestuelle et physique du lecteur, qui
peut associer un passage particulier dans un rouleau avec son emplacement
sur une étagère dans un lieu donné de la bibliothèque.
Aristophane serait ainsi l’un des premiers lecteurs de la tradition
occidentale à être habité par le fantasme de l’exhaustivité et de la
complétude : lire tous les livres, dans l’ordre, de la plus grande
bibliothèque qui soit ; faire siens ces milliers de livres qui ne lui
appartiennent pas, en les rangeant dans la bibliothèque de sa mémoire ;
s’approprier toute la culture, la
paideia , en l’inscrivant dans son corps et dans son esprit,
devenir un homme-bibliothèque, aller jusqu’au point au-delà duquel il n’y a
plus rien à savoir ni à apprendre. Aux butinages aléatoires inspirés par la
curiosité ou les trouvailles du moment ou aux nécessités d’une recherche
particulière, Aristophane a préféré une méthode arbitraire mais
systématique, qui garantit de parcourir toute la bibliothèque sans s’arrêter
deux fois sur le même livre.
Aristophane est donc une “bibliothèque vivante” qui identifie immédiatement
le plagiat des concurrents malhonnêtes. Il est en mesure de renverser le
jugement populaire en substituant aux effets dramatiques et expressifs de la
recitatio une exigence d’authenticité
:
un texte n’appartient pas à son lecteur, mais à son auteur .
Evidence et autorité du texte
Pour confondre les plagiaires et renverser le classement de
la foule et des jurés, il faut exhiber les preuves irréfutables de leurs
forfaits. Aristophane fait sortir des rouleaux en grand nombre de plusieurs
armoires de la bibliothèque et entreprend de comparer (
conferendo ) les textes écrits aux textes
récités à haute voix par les faux poètes. Opération savante de collation,
entre les textes des uns et des autres, où l’évidence des correspondances et
des recoupements dissipe tous les doutes sur le vol littéraire.
Un grand nombre de rouleaux (
infinita
volumina ) sont mobilisés pour la démonstration : peut-être
s’agit-il de dévoiler les modèles originaux de tous les poèmes lus, ou
encore de montrer que les textes en compétition sont des
patchworks de vers prélevés dans des textes
différents, ruse lettrée qui n’en rend que plus frappante la perspicacité
d’Aristophane comme sa performance mnémonique. Si les rhapsodes récitent des
poèmes qu’ils ont mémorisé, la mémoire d’Aristophane est celle d’un auditeur
et d’un lecteur. Il va précisément croiser la mémoire de ce qu’il a entendu
lors du concours poétique et la mémoire de ce qu’il a lu dans la
bibliothèque et rechercher les correspondances.
Au temps linéaire de la performance de la
recitatio , agissant dans l’immédiateté de ses effets
expressifs sur l’auditoire, succède le temps où l’on déroule d’innombrables
rouleaux, où l’on recherche des passages précis et où on les compare aux
scripta lus par les concurrents. Nous sommes ici dans un espace littéraire où les livres de la bibliothèque
disent l’antériorité des textes qui s’y trouvent écrits, et imposent le lien
qui les relie à leurs auteurs, absents, muets, morts depuis longtemps,
incapables de recourir aux effets de voix et à la dramatisation des poètes
vivants lisant en public leurs propres textes. Dans l’espace de la
bibliothèque, les textes sont fixés dans leur littéralité, dans leur
clôture, avec un début et une fin. L’
arché , les premiers mots du texte, sont du reste un moyen
pour identifier les oeuvres dans le savoir bibliographique antique.
Dans le récit de Vitruve, ce sont deux formes d’autorité qui entrent ici en
conflit : celle des citoyens d’Alexandrie et des jurés qui les représentent,
investis du pouvoir de désigner gagnants et perdants, de sanctionner le
talent des poètes d’après la lecture des textes qu’ils présentent comme
leurs oeuvres ; celle de l’explorateur de la bibliothèque qui sait qu’un
texte n’appartient pas à son lecteur, mais à celui qui l’a écrit, même si la
voix peut redonner vie et efficacité à l’écrit d’un autre. Mais elle est
alors pure performance, et non revendication d’une propriété sur le texte
lu, d’un statut d’auteur. Entre ces deux formes d’autorité s’en trouve une
troisième, qui aura le pouvoir d’arbitrer et de proclamer
in fine le vainqueur : l’autorité du roi. D’abord rangé au jugement de la foule et du jury qu’il a constitué, il est
ensuite convaincu par la démonstration d’Aristophane, par l’évidence de la
comparaison entre les textes. Cette dernière a force de preuve juridique. Elle exclut la coïncidence : un texte poétique n’est pas une création
partagée, le chaînon d’une tradition collective que chacun peut
s’approprier. Il appartient à un
poiétès
et un seul. Aristophane dénonce peut-être tout autant un plagiat littéraire
que l’incapacité des concurrents à s’approprier un canevas poétique et à
l’enrichir et le développer avec leur talent propre.
Du point de vue romain qui sous-tend le récit de Vitruve, une
recitatio ne peut être exécutée que par
l’auteur sur son propre texte (même si, par la suite, conscients des enjeux
dramatiques et expressifs liés à cette forme de lecture publique, un auteur
comme Pline le Jeune demandera à un esclave plus habile que lui de lire ses
propres oeuvres).
De l’ambiguïté du jugement du public et des litterati alexandrins
Pris en flagrant délit, et devant l’évidence irréfutable des
correspondances entre leurs
scripta et
les rouleaux de la bibliothèque, les faux poètes reconnaissent leurs
larcins. Faux auteurs, ils apparaissent néanmoins comme des lecteurs
connaissant leurs classiques : ils ont choisi des poèmes du passé pour
défendre leurs chances dans le concours, ils ont su les interpréter
vocalement devant le public alexandrin.
On pourrait penser que la morale de cette histoire est que l’archilecteur
Aristophane, par sa mémoire et l’évidence des livres, a rétabli
in extremis une certaine forme de justice
face à un public ignorant, prompt à s’enthousiasmer, et à des jurés guère
plus avisés.
Cependant, force est de constater que ce public a un bon jugement littéraire
et qu’il a sélectionné par acclamation des poèmes faisant partie du
patrimoine littéraire de l’hellénisme classique, poèmes qui avaient
peut-être déjà été primés lors de concours et de fêtes antérieurs et qui se
trouvaient sur les étagères de la bibliothèque du Musée d’Alexandrie. Le
public acclame des rhapsodes récitant des poèmes qu’ils n’ont pas écrits,
alors qu’il aurait dû sélectionner de nouveaux poètes présentant leurs
créations originales. Le seul poète véritable qui a lu ce qu’il avait écrit
est le dernier du classement populaire : mauvais rhapsode, peut-être, mais
aussi poète “moderne”, souffrant de la comparaison avec les chefs-d’oeuvre
du passé, acclamés par le public sans avoir été reconnus comme tels.
Aristophane, lui, obéit à une logique différente, privilégiant les critères
de l’auctorialité et de la littéralité. Il est l’homme de la lecture
silencieuse, non de l’écoute des performances rhapsodiques. Dans sa logique
de lecteur, un texte ne peut pas appartenir à deux personnes à la fois, sauf
si l’une d’elles se présente explicitement comme l’interprète d’un poème
dont l’autre est l’auteur. Les livres conservés dans la bibliothèque ont
fait l’objet d’un travail expert qui, dans la profusion des exemplaires
matériels, a construit l’ordre des oeuvres, fixées en un lieu de la carte de
la
paideia par un triple système de
coordonnées : le nom de l’auteur, le titre, le genre littéraire. Tout le
savoir bibliographique antique, depuis Alexandrie, se consacre à une tâche
prioritaire : fixer le lien entre les auteurs et les textes, résoudre les
problèmes d’homonymie, revoir en permanence la validité des attributions,
retrouver les auteurs des textes “anonymes”. La bibliothèque fixe aussi les
textes dans l’ordre de la littéralité, en faisant de leur forme et de leur
lettre un trait essentiel de leur identité.
Aristophane, en tant que garant de ce lien et de cet ordre, ne pouvait
qu’être nommé à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie.
Retour à Alexandrie
Le récit de Vitruve est la version romaine d’un mythe
étiologique : comment devient-on bibliothécaire à Alexandrie? En croisant
l’usage romain de la
recitatio et la
tradition des concours poétiques grecs, il ouvre une réflexion d’ordre plus
général sur la nature et le statut des textes, sur les transformations qui
les affectent.
Ce récit repose en effet sur la tension entre le théâtre et la bibliothèque,
où se construisent et s’affrontent deux régimes de textualité. D’un côté, le
texte poétique se partage dans une performance publique et collective, entre
la voix du récitant et l’écoute de l’auditoire. De l’autre, le texte se
donne à lire dans un ordre général de la littérature, où chaque écrit occupe
une position particulière, dans un rouleau, sur une étagère, avec un titre
et un nom d’auteur, en s’intégrant ainsi dans un corpus et un genre
particuliers.
Toutefois, le partage entre le théâtre et la bibliothèque ne recoupe plus
l’opposition entre un espace de fluidité où la performance orale pourrait
recomposer le texte dans un jeu de variantes adaptées aux réactions de
l’auditoire, et un lieu où l’écrit serait définitivement figé dans sa
littéralité. Les candidats au concours de poésie lisent en effet leurs
scripta et n’improvisent pas sur
l’esquisse d’un canevas. C’est la lettre même de ces
scripta qui permet à l’auditeur averti de
repérer les correspondances avec ce qu’il a lu dans la bibliothèque. On
pourrait aussi ajouter que les textes conservés dans la bibliothèque du
Musée ne sont pas nécessairement fossilisés : les pratiques de la
diorthôsis philologique, en effet, procèdent
par ajout ou suppression de variantes, par corrections ponctuelles, par
remaniements localisés, témoignant, dans le cas des poèmes homériques, de la
poursuite d’une certaine forme de remodelage du texte transmis.
Dans le texte de Vitruve, la véritable performance n’est plus celle du
récitant, recomposant son poème au moment même du chant, mais celle du
lecteur, retrouvant dans sa mémoire les souvenirs précis des textes déjà
lus, capable d’accéder, d’une manière non linéaire, à des
loci textuels particuliers. Aristophane
témoigne même d’une double forme de mémoire : la mémoire d’un auditeur, la
mémoire d’un lecteur. Auditive, la mémoire doit enregistrer la musique des
mots, la prosodie, la structure du texte. La mémoire du lecteur est
visuelle, mais il lui a fallu également procéder au découpage des mots, à
l’identification de la métrique, à la reconstitution de la structure du
poème, sans lesquelles un texte écrit en
scriptio
continua est une suite incompréhensible de lettres.
Le récit de Vitruve prend un relief tout particulier quand on considère un
aspect de l’activité philologique et grammaticale d’Aristophane dans la
bibliothèque du Musée d’Alexandrie : comme Gregory Nagy l’a montré (Nagy
2000), certains papyri de poètes lyriques, Bacchylide par exemple, portent
trace d’accents sélectifs ou d’un découpage par colons plus que par périodes
métriques, témoignant du souci de préserver dans le texte écrit les
principes de sa lecture mélodique. Ces accents sont indépendants du texte
même de Bacchylide, ils font système pour guider la lecture à haute voix du
poème en permettant de prononcer correctement les différents vers.
Il est impossible de savoir si les plagiaires du concours alexandrin ont su
interpréter les poèmes qu’ils lisaient dans toute leur dimension mélodique
et même chorégraphique. La réaction enthousiaste du public laisse penser que
les codes furent peut-être respectés. Il est tentant, en revanche, de
souligner la part de la mémoire auditive et musicale dans l’identification
des poèmes et de leurs auteurs par Aristophane de Byzance. Une fois nommé à
la tête de la bibliothèque d’Alexandrie, il s’attachera à développer un
système de signes permettant de préserver la musique propre des plus anciens
poèmes grecs. Les textes pouvaient encore chanter aux yeux du lecteur. En
revanche, lorsque l’usage de l’accentuation se généralisa à tous les mots du
vers, la poésie conserva son rythme, mais perdit sa mélodie (Nagy 2000).
Conclusion
Peut-être Vitruve reprend-t-il une anecdote édifiante
transmise par la tradition biographique d’Aristophane de Byzance ou par la
légende de la bibliothèque d’Alexandrie. Réalité historique ou fiction, nous
ne pouvons trancher. En revanche, ce texte invite à réfléchir sur les liens
entre
logos et
techné , entre la voix et l’écrit, entre le chant et le livre,
entre la mémoire du papyrus et la mémoire du lettré.
Ce regard romain porté sur Alexandrie interroge d’abord la fragilité d’un
champ littéraire où le lien entre un texte et son auteur peut disparaître :
le roi, le public alexandrin, le jury de lettrés n’ont pas su repérer les
plagiats. Les poèmes d’autrefois ont pu être présentés comme les créations
originales du présent, des lecteurs ont usurpé la qualité d’auteur. A qui
appartient un texte ? A celui qui l’a écrit ? A celui qui en possède une
copie ? A celui qui lui prête sa voix ?
La performance publique occulte la profondeur temporelle de la production des
textes. Choisis dans l’immense corpus des poèmes hérités de la tradition
classique, ils ont toutes les chances d’échapper à la vigilance d’auditeurs
qui n’ont pas accès à la bibliothèque. Aristophane, le lecteur méthodique,
veut s’approprier toute la littérature grecque fixée sur des rouleaux de
papyrus. Son univers n’est pas la cité ni son théâtre, mais la bibliothèque
du Musée. Etrange dispositif où viennent se rassembler tant de livres
porteurs de textes si différents. Leur distribution spatiale sur les
étagères de stockage de la bibliothèque d’Alexandrie correspondait-elle aux
subdivisions logiques des
Pinakes de Callimaque ? Nous en sommes réduits aux conjectures. Mais il nous faut noter
qu’Aristophane retrouve sans mal dans la bibliothèque les rouleaux
correspondant aux textes lus dans le concours.
Passer de la voix à l’écrit; du récitant au texte ; de la performance au
livre : tels sont les différents seuils franchis par Aristophane. Son
activité grammaticale et philologique s’appliqua à conserver la mémoire de
la voix et de la performance dans le texte des poèmes d’autrefois, sous la
forme de marques graphiques qui pourraient faire chanter les mots, même
lorsque la mélodie serait oubliée.
Entre la mémoire absolue de la bibliothèque et l’amnésie des Alexandrins de
son temps, Aristophane restaure le statut juridique des textes, leur
inscription dans l’histoire, le lien indissoluble qui les rattache à un
auteur et les inscrit dans un corpus, un genre et une oeuvre. Du moins dans
la logique du récit de Vitruve.
La bibliothèque, sans le lecteur qui la maîtrise, est muette et inerte. Elle
assiste impuissante à la dérive des textes, à l’usurpation des oeuvres.
C’est la mémoire humaine qui restaure le lien entre les sons et les lettres,
entre le chant et les mots, entre la performance et le texte, entre le poème
et son auteur. Elle seule peut tracer la frontière entre le patrimoine et la
création, entre la tradition et son enrichissement.
Sans nul doute, c’est une leçon à méditer aujourd’hui, en une époque où la
bibliothèque a les dimensions, l’ouverture et les ramification d’une toile,
d’un
web , sans que l’on puisse faire tout à fait
confiance aux nouveaux Callimaques qui prétendent en dresser la cartographie
et apporter des réponses oraculaires à toutes nos questions.
Bibliographie
Bibliography
Nagy, G. 1996. Poetry
as Performance: Homer and Beyond. Cambridge.
———. 2000. “Reading Greek Poetry Aloud:
Evidence from the Bacchylides Papyri.” Quaderni Urbinati di Cultura Classica, NS, 64:7–28.
Slater, W. J. 1986. Aristophanis Byzantii Fragmenta. Berlin and NewYork.
Valette-Cagnac, E. 1997. La lecture à Rome. Rites et pratiques.
Paris.
Footnotes
Note 1
Traduction de Bernard Liou et Michel Zhuinghedau, Les Belles Lettres ;
Slater 1986 :T 17, 3–4.
Note 2
Ces évolutions ont été finement analysées par Gregory Nagy et nous
renvoyons à Nagy 1996 qui suit l’histoire formelle et sociale du texte
poétique dans le monde grec.
Note 3
En 168 av. J.-C., après la bataille de Pydna, Paul Emile fait porter la
bibliothèque de Persée à Rome; suite au sac d’Athènes (86 av. J.-C.),
Sylla rapporte à Rome la bibliothèque d’Apellicon de Téos, comprenant
les livres de l’école ari stotélicienne.
Note 4
Voir Suétone César 44; Isidore Etymologies VI.5.1.
Note 5
Valette-Cagnac 1997:25.
Note 6
Valette-Cagnac 1997:23.
Note 7
Valette-Cagnac 1997:112.
Note 8
Valette-Cagnac 1997:117.