ATHENS DIALOGUES :
Logos and Art:    

Le bibliothécaire, le roi et les poètes

A travers l’exemple de la bibliothèque d’Alexandrie et de son bibliothécaire Aristophane, Christian Jacob analyse l’impact que le changement de support peut avoir sur le rapport du lecteur au texte.

 

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Le bibliothécaire, le roi et les poètes


Vitruve De architectura VII, Praef. 4–7


1.1 
4. reges Attalici magnis philologiae dulcedinibus inducti cum egregiam bybliothecam Pergami ad communem delectationem instituissent, tunc item Ptolomaeus infinito zelo cupiditatisque incitatus studio non minoribus industriis ad eundem modum contenderat Alexandriae comparare. cum autem summa diligentia perfecisset, non putavit id satis esse nisi propagationibus inseminando curaret augendam. itaque Musis et Apollini ludos dedicavit et quemadmodum athletarum sic communium scriptorum victoribus praemia et honores constituit.
5. his ita institutis cum ludi adessent, iudices litterati qui eos probarent erant legendi. rex cum iam sex civitatis lectos habuisset nec terram cito septumum idoneum inveniret, retulit ad eos qui supra bybliothecam fuerunt et quaesiit si quem novissent ad id expeditum. tunc ei dixerunt esse quendam Aristophanem, qui summo studio summaque diligentia cotidie omnes libros ex ordine perlegeret. itaque conventu ludorum cum secretae sedes iudicibus essent distributae, cum ceteris Aristophanes citatus quemadmodum fuerat locus ei designatus sedit.
6. primo poetarum ordine ad certationem inducto cum recitarentur scripta, populus cunctus significando monebat iudices quod probarent. itaque cum ab singulis sententiae sunt rogatae, sex una dixerunt et quem maxime animadvertunt multitudini placuisse, ei primum praemium, insequenti secundum tribuerunt. Aristophanes vero cum ab eo sententia rogaretur, eum primum renuntiari iussit qui minime populo placuisset.
7. cum autem rex et universi vehementer indignarentur, surrexit et rogando impetravit ut paterentur se dicere. itaque silentio facto docuit unum ex his eum esse poetam, ceteros aliena recitavisse, oportere autem iudicantes non furta sed scripta probare. admirante populo et rege dubitante, fretus memoria e certis armariis infinita volumina eduxit et ea cum recitatis conferendo coegit ipsos furatos de se confiteri. itaque rex iussit cum his agi furti condemnatosque cum ignominia dimisit, Aristophanen vero amplissimis muneribus ornavit et supra bybliothecam constituit.
4. Comme les rois Attalides, séduits par les charmes puissants des études littéraires, avaient créé à Pergame, pour le plaisir de tous, une magnifique bibliothèque, Ptolémée lui aussi, animé d’une jalousie sans bornes et d’une ardente envie, n’avait pas prodigué moins d’efforts pour en constituer une du même type à Alexandrie. Lorsque, au prix de bien des soins, il fut parvenu à ce résultat, il pensa que cela ne suffisait pas s’il ne cherchait à l’accroître par des productions nouvelles dont il jetterait les semences. C’est pourquoi il fonda des jeux en l’honneur des Muses et d’Apollon et institua prix et distinctions pour les vainqueurs des compétitions littéraires comme ceux des joutes athlétiques.
5. Ces mesures étant prises, vint le moment des jeux, et il fallait désigner pour porter une appréciation un jury de lettrés. Le roi qui disposait déjà de six personnalités choisies parmi les citoyens, mais qui ne pouvait pas en trouver aussi rapidement une septième qui fût qualifiée, en référa aux responsables de la bibliothèque et leur demanda s’ils connaissaient quelqu’un qui fût apte à cette tâche. Ils lui répondirent alors qu’il y avait un dénommé Aristophane qui, chaque jour, avec une extrême ardeur et une extrême attention, lisait de bout en bout tous les livres les uns après les autres. Et c’est ainsi que dans l’assemblée des jeux, où des places réservées avaient été assignées aux juges, Aristophane, convoqué avec les autres, alla s’asseoir à la place qu’on lui avait attribuée.
6. La première compétition s’engagea ; c’était celle des poètes, qui lurent leurs oeuvres, et le peuple tout entier manifestait pour signifier aux juges la décision à prendre. Aussi, lorsqu’on demanda son avis à chacun, six d’entre eux se prononcèrent dans le même sens, et c’est à celui dont ils avaient remarqué qu’il avait été le plus apprécié de la foule qu’ils attribuèrent le premier prix, et le second à celui qui suivait. Mais Aristophane, quand on lui demanda son avis, voulut que fût proclamé vainqueur c elui que le peuple avait le moins apprécié.
7. Comme le roi et tout le public s’indignaient violemment, Aristophane se leva, et, sur sa demande, obtint qu’on le laissât parler. On fit donc silence et il révéla qu’un seul des concurrents était un poète : les autres avaient lu des morceaux dont ils n’étaient pas les auteurs ; or le devoir des juges était d’apprécier non pas des vols, mais des oeuvres. Le peuple s’étonnait, le roi hésitait : Aristophane, sûr de sa mémoire, fit sortir d’armoires qu’il indiqua un grand nombre de volumes, et, les comparant avec des morceaux qui avaient été lus, força les plagiaires eux-mêmes à reconnaître leur faute.Aussi le roi ordonna-t-il qu’on les inculpât de vol, et après condamnation, il les renvoya couverts d’opprobres ; quant à Aristophane, il le combla d’immenses faveurs et lui confia la direction de la bibliothèque [1] .


Introduction


2.1 
Ma contribution à la session “Logos et Techné” des Dialogues d’Athènes est une réflexion sur le statut des textes dans des temps de changements technologiques. Aujourd’hui, en effet, les différents formats et les nouveaux supports ( ebooks ) des textes numériques mettent en question le statut des oeuvres, dans leur dimension juridique comme dans leur clôture et leur littéralité, et déplacent également la frontière entre la lecture et l’écriture. De multiples possibilités d’extraction, de découpage, de combinaison ainsi que des instruments d’annotation et de balisage offrent au lecteur un accès nouveau au sens des textes comme à leur forme et à leur intégrité. La notion même de bibliothèque prend elle aussi un relief nouveau, et dessine une cartographie régie par un emboîtement d’échelles, de la bibliothèque locale des livres matériels à la bibliothèque électronique présente sur l’ordinateur ou l’ebook, jusqu’à la bibliothèque virtuelle présente sur le réseau. Ce passage du livre imprimé au texte électronique n’est pas une dématérialisation, mais plutôt la transition d’une matérialité à l’autre. Cette transition n’implique pas seulement des changements d’ordre technologique. Elle modifie aussi en profondeur le rapport aux textes, les opérations gestuelles, perceptives, interprétatives et mémorielles liées à la lecture. Pour m’en tenir à un seul exemple, les fonctions de “recherche” liées aux textes électroniques permettent aujourd’hui des accès non linéaires à leur contenu, la juxtaposition de contextes d’occurrences séparés de plusieurs pages, la possibilité de naviguer non plus selon les entrées d’un index classique (régi par des mots-clé choisis par l’auteur ou l’éditeur), mais à partir d’une constellation de termes associés par exemple par des opérateurs booléens. La mémoire visuelle et tactile du lecteur, liée au maniement du livre imprimé, est désormais externalisée dans un moteur de recherche. La gestuelle même de la lecture (le feuilletage) est reconfigurée par les interfaces : écrans tactiles, boutons matériels ou virtuels offrent la possibilité de faire défiler le texte du bout des doigts. Retrouver la source d’une citation, le contexte d’un extrait, la localisation d’un livre dans une bibliothèque ou sa disponibilité chez un libraire, voire le commander et le télécharger sous forme électronique sont aujourd’hui des opérations banales pour quiconque dispose d’un ordinateur connecté sur internet.

2.2 
La compréhension des mutations contemporaines et de leurs enjeux peut s’enrichir de l’observation de situations historiques où de nouveaux supports et de nouveaux formats ont affecté la nature même des textes et leurs usages : passage du manuscrit à l’imprimé, passage du rouleau au codex, passage de la tablette au rouleau. Particulièrement intéressantes sont les phases de transition, de coexistence entre différents supports, formats et usages, où les plus anciens influent sur les nouveaux avant d’être progressivement supplantés.

2.3 
Le monde grec ancien, de ce point de vue, offre un champ d’observation privilégié pour l’historien et l’anthropologue des poétiques littéraires. Les configurations successives nouées entre la voix et la mémoire humaines, entre le support matériel et le texte écrit permettent de reconstituer l’histoire des liens entre le logos et les technai de sa création comme de sa fixation. Cette histoire voit la lente autonomisation du texte par rapport aux contextes festifs et rituels où il est récité ou chanté, elle voit aussi un processus de fixation progressif où le texte perd de sa fluidité pour se définir dans sa clôture et sa littéralité, dans son auctorialité également. Elle voit aussi l’évolution qui conduit de l’écoute sociale à la lecture individuelle, murmurée ou silencieuse.Elle voit enfin l’émergence des bibliothèques, ces lieux étranges où des voix, des chants, des savoirs, des idées sont conservés sous la forme d’objets matériels, les rouleaux de papyrus [2] .

2.4 
J’ai choisi d’aborder cet ensemble de questions en commentant un récit de Vitruve, qui prend place à Alexandrie au tout début du IIe siècle av. J.-C.

De la fondation des bibliothèques


3.1 
Nous ne savons que peu de choses de la vie de l’auteur du De Architectura . La dédicace de son traité à Auguste le situe au Ier siècle av. J.-C., il est donc un témoin de la fin de la République, de l’avènement du principat. L’ouverture du livre VII nous offre cette étrange digression sur la concurrence des bibliothèques de Pergame et d’Alexandrie, et sur la manière dont Aristophane de Byzance reçut la charge de la seconde.

3.2 
Ce récit a peu de chances de rapporter un évènement réel. Et de plus, au Ier siècle av. J.-C., il est frappant qu’un homme de lettres et de savoir comme Vitruve puisse affirmer que les Ptolémées ont fondé leur bibliothèque pour imiter celle de Pergame et rivaliser avec elle, alors que la fondation alexandrine était antérieure à celle des Attalides. La bibliothèque de Pergame, en effet, fut fondée par Attale Ier (241–197) ou par Eumène II (197–158). Elle est donc postérieure à celle du Musée d’Alexandrie, fondée par Ptolémée Lagos et développée par Ptolémée Philadelphe.

3.3 
Il nous faut cependant lire ce texte dans sa logique propre et pour son intention. Le récit de Vitruve témoigne de la féroce rivalité entre les deux royaumes et leurs collections de livres, et il s’appuie peut-être sur une source relayant les thèmes de la propagande pergaméenne. Dès le règne d’Attale 1er, le royaume fut l’un des plus fidèles alliés de Rome. Attale III, sans héritier, légua Pergame au peuple romain, à sa mort, en 133 av. J.-C. L’érudition pergaméenne était connue à Rome, comme en témoigne le séjour dans la ville de Cratès de Mallos, l’un des bibliothécaires et un spécialiste d’exégèse homérique. Le récit de Vitruve reflète peut-être ce lien particulier entre Pergame et Rome. Entre la fin de la République et le début du principat, Rome réfléchit sur la nature et le statut des bibliothèques.Privées et aristocratiques, elles sont déjà présentes en Italie depuis le IIe siècle avant notre ère, constituées à partir des collections de livres confisquées dans le monde grec et les royaumes hellénistiques [3] . Mais c’est César qui aurait été le premier à projeter de fonder une bibliothèque publique à Rome.Il en aurait confié la tâche à Varron [4] . Ce dernier, dans son traité (perdu) De bibliothecis , en trois livres, semble avoir déployé une généalogie en même temps qu’un argumentaire, faisant remonter les origines des bibliothèques publiques à l’Athènes des Pisistrates. Il est possible qu’il soit la source de Vitruve sur l’antériorité de la bibliothèque de Pergame par rapport à celle d’Alexandrie. César n’eut pas le temps de réaliser son projet. La première bibliothèque publique à Rome sera créée en 38 av. J.-C., six ans après son assassinat, par son ami Asinius Pollion, dans le temple de la Liberté, près du Forum. Elle ouvre la voie d’une série de fondations qui, dès Auguste, marqueront la politique monumentale et culturelle du principat.

3.4 
C’est en fonction de ce contexte romain que Vitruve présente les bibliothèques de Pergame et d’Alexandrie comme des bibliothèques publiques, comme des institutions fondées par des souverains éclairés et lettrés. Le lien de la bibliothèque d’Alexandrie avec le Musée et son élite de savants n’est pas pris en compte. La bibliothèque est présentée comme une initiative royale, qui suscite une émulation entre royaumes concurrents, qui est vouée moins à la poursuite de l’érudition qu’au plaisir de tous ( ad communem delectationem ).

3.5 
Pour Vitruve, la bibliothèque est une institution grecque. Cette institution peut être imitée et dupliquée, de Pergame à Alexandrie, des capitales hellénistiques à Rome. Reposant sur l’accumulation d’objets matériels — les rouleaux de papyrus — sur lesquels sont inscrits les textes, les bibliothèques entrent dans des logiques concurrentielles, mais il est implicitement admis que la possession des objets matériels ne donnent pas une exclusivité sur les textes qui s’y trouvent copiés, sauf lorsqu’un texte n’est connu qu’en un seul exemplaire.

3.6 
Le concept même de bibliothèque repose en effet sur la conviction de l’équivalence des textes, dans leur forme et leurs effets de sens, quel que soit le nombre d’exemplaires. Le lien entre un texte et son support matériel n’est pas exclusif. Deux copies du même texte en préservent le sens et l’efficacité, et enrichissent de la même manière les bibliothèques qui les possèdent. Des critères bibliophiliques, tenant à l’ancienneté ou à l’origine de l’exemplaire, peuvent néanmoins introduire des différences de valeur. Il est vrai aussi que ces exemplaires peuvent présenter des variantes substantielles, des lacunes, des interpolations qui apparaîtront à la comparaison et à l’examen philologique et permettront d’identifier la copie fautive d’une oeuvre.

3.7 
Cependant, Pergame et Alexandrie partagent le même présupposé : un support matériel et inerte, le papyrus, et des signes inscrits au calame permettent d’encoder un texte, et de le réactiver par la lecture, ce processus complexe qui mobilise les gestes des mains, le regard, la voix et toute la compétence linguistique et littéraire du lecteur. Dans les deux capitales hellénistiques, la bibliothèque est une fondation royale, un lieu de savoir et de pouvoir, même lorsqu’il est ouvert à la curiosité et à la fréquentation de tous. Nous savons cependant que la bibliothèque du Musée d’Alexandrie n’avait rien d’une bibliothèque publique : située dans le quartier du palais, elle était réservée à un cercle restreint de savants et de lettrés et à la famille royale elle-même.

Comment enrichir une bibliothèque ?


4.1 
La concurrence entre bibliothèques royales les conduit à accumuler le plus grand nombre de livres possibles, à s’approprier l’héritage littéraire et intellectuel de l’hellénisme à travers ces supports matériels, investis d’une valeur symbolique, culturelle, politique mais aussi économique, que sont les livres.

4.2 
Les livres permettent de transformer le temps de l’histoire littéraire et intellectuelle en un espace d’accumulation et de collection, organisé par des principes de classement et de “cartographie” synchronique à défaut d’être véritablement synoptique (les Pinakes de Callimaque, qui ont pu tenir lieu de “catalogue” de la bibliothèque du Musée, comprenaient 120 rouleaux). Réunir tous les livres de la tradition grecque, et peut-être aussi des grandes cultures périphériques, c’était assumer que les voix et les chants, les dialogues et les drames, la quête de la vérité comme la construction des savoirs pouvaient conserver une part de leur pouvoir, de leurs effets, en étant encodés sur ces médiateurs matériels et silencieux que sont les livres. Ces vecteurs rendaient le discours et la pensée indépendants des esprits qui les avaient conçus : ils pouvaient voyager, dans l’espace et dans le temps, on pouvait les dupliquer, les multiplier sans qu’ils ne perdent leurs effets.

4.3 
Mais comment enrichir ce lieu de conservation patrimoniale qu’est la bibliothèque autrement que par des compléments ponctuels venant combler les lacunes de la collection ? La bibliothèque est-elle seulement le dépôt d’un héritage, d’un trésor, d’une tradition, un terminus ante quem ?

4.4 
Selon Vitruve, Ptolémée décida d’encourager la composition de nouvelles oeuvres littéraires qui auront vocation à rejoindre les collections de la bibliothèque. Il est intéressant de noter qu’il s’agit d’enrichir la bibliothèque d’Alexandrie par des textes poétiques, non par des traités savants ou par des commentaires. Ptolémée retrouve ici le rôle traditionnel des turannoi grecs des débuts de l’époque classique, protecteurs des arts et des lettres. Mais la création poétique ne relève plus seulement des commandes des aristocrates, elle s’inscrit dans un contexte agonistique, où les concours littéraires coexistent avec les compétitions sportives. Les concours littéraires d’Alexandrie ont pour finalité non seulement d’enrichir la bibliothèque d’oeuvres se situant dans la continuité de la tradition grecque, mais aussi de lui conférer une forme d’exclusivité sur les textes qui auront ainsi été distingués : autant d’oeuvres qui ne se trouveront pas dans la bibliothèque de Pergame !

Le statut de l’expertise critique


5.1 
Les jeux littéraires comme les jeux sportifs supposent un vainqueur et des vaincus, ou un classement par ordre décroissant de mérite.

5.2 
Si la désignation du vainqueur d’une course ou d’un combat peut s’appuyer sur des critères consensuels, car objectifs, celle du vainqueur d’un concours de poésie est beaucoup moins évidente. Ptolémée ne revendique pas le privilège de désigner lui-même le vainqueur. Il constitue un jury de lettrés ( iudices litterati ). Il en choisit six parmi les citoyens d’Alexandrie, il lui en manque un septième, il se tourne vers les responsables de la bibliothèque, qui lui suggèrent un lecteur particulièrement passionné et méthodique : Aristophane.

5.3 
Plusieurs éléments sont à souligner dans cet épisode. D’abord, le fait que les membres du jury appartiennent à la cité d’Alexandrie et sont qualifiés de litterati , de “lettrés”, mais ils ne sont pas les érudits en charge de la bibliothèque. Ces derniers ont le pouvoir critique, grammatical, intellectuel sur la collection de livres, mais leur statut de spécialistes les exclut du jury, qui doit départager les poètes du point de vue d’une culture civique, c’est-à-dire une culture de la performance et de l’audition publiques et non pas à partir d’une expertise grammaticale et littéraire. La constitution d’un jury de citoyens inscrit le classement des poètes dans l’espace d’un débat contradictoire, supposant une culture littéraire générale, mais non technique.

5.4 
Pour compléter le jury, les savants recommandent au roi un étrange personnage : Aristophane est présenté comme un lecteur compulsif de la bibliothèque, il y passe ses journées, à lire d’un bout à l’autre ( per legeret : le terme désigne le fait de parcourir la totalité de la longueur du rouleau, en prenant le temps de tout lire [5] ), tous les livres ( omnes libros ), dans l’ordre où ils sont rangés ( ex ordine ). Cet ordre correspond à la fois à un principe de rangement matériel (des étagères) et à un principe de classification, par genres et par auteurs. Aristophane est un litteratus dont la culture s’appuie non sur la fréquentation des performances publiques et civiques, mais sur la fréquentation des livres.

5.5 
On peut noter que les membres du jury siègent à l’écart du reste du public (pour ne pas être influencés par les réactions de la foule ?) et qu’Aristophane s’assied à l’emplacement qui lui a été assigné ( quemadmodum fuerat locus ei designatus sedit ), comme un livre sur l’étagère d’une bibliothèque bien ordonnée.

La voix, le texte, le livre


6.1 
La première épreuve est un concours de poésie. Notons d’emblée qu’il ressemble moins aux performances des rhapsodes grecs qu’aux pratiques romaines de la lecture. En latin, en effet, recitari et recitatio ne désignent que très rarement la récitation de mémoire (on préfère employer les termes dicere , declamare , narrare , pronuntiare …). Leur usage courant désigne la lecture à haute voix d’un texte écrit, et c’est bien à ce sens que se réfère Vitruve: cum recitarentur scripta .De plus, le terme recitatio , désigne la lecture devant un public, même restreint, contrairement à une lectio , qui peut être une lecture solitaire et individuelle [6] . Les recitationes , comme nous l’indique Emmanuelle Valette-Cagnac, deviennent un phénomène culturel à Rome à l’époque d’Auguste, c’est-à-dire précisément à l’époque de Vitruve [7] .

6.2 
La recitatio , dans le récit de Vitruve, est donc le moyen de faire partager un texte écrit à un auditoire. L’improvisation, la variation, l’adaptation du fil du texte aux réactions de l’auditoire n’ont pas leur place ici. Les poètes soumettent à l’appréciation publique des textes qu’ils ont écrit, dans leur littéralité.Ce concours de poésie est un concours de lectures, une recitatio , dont les auteurs latins ont souligné la difficulté, puisqu’elle requiert à la fois un talent de lecteur et un talent d’auteur : le texte écrit doit faire l’objet d’une performance, d’un spectacle, recourant aux artifices du théâtre, avec des jeux de modulation et d’expressivité vocales, des expressions particulières du visage, des effets de pathos [8] . Les réactions du public (applaudissements) peuvent encourager l’auteur à continuer sa lecture. Le public est aussi invité à porter un jugement critique sur le texte lu, à donner un avis et éventuellement à aider l’auteur à le corriger et à l’améliorer. La recitatio précède ainsi la publication d’un texte qui sera amené, après cette première exposition publique, à circuler indépendamment de son auteur.

6.3 
Vitruve projette donc à Alexandrie le rituel de la lecture publique romaine, tout en le modifiant, puisqu’il ne situe plus dans un cercle d’ amici , mais devant l’assemblée d’un théâtre, en présence du roi, et surtout dans un cadre agonistique où un vainqueur doit être désigné par un jury.

Savoirs de lecteurs, savoirs d’auditeurs : deux expertises littéraires


7.1 
Le concours instauré par Ptolémée s’inscrit dans la tradition grecque classique, dont il reproduit le cadre religieux, festif et agonistique, sous la forme de jeux en l’honneur des Muses et d’Apollon. Les poètes soumettent leurs oeuvres lors de performances orales, peut-être avec un accompagnement musical (ce point n’est pas précisé par Vitruve), à un triple jugement : ceux du roi, de son jury et du public. Ce sont ainsi différents critères de sélection qui vont entrer en conflit ouvert : si les jurés, forts de leur compétence lettrée, sont supposés s’attacher à la qualité intrinsèque des poèmes présentés, le public réagit dans l’immédiateté de ses émotions, face au spectacle et à la prestation scénique des concurrents. Les clameurs de la foule imposent un classement que les lettrés n’oseront pas contredire, le roi étant l’arbitre du verdict final. Seul Aristophane s’oppose à cette unanimité en inversant le verdict populaire et en proposant de couronner le poète le moins acclamé.

7.2 
L’épisode interroge le statut même d’une forme de critique lettrée, qui s’aligne sur le jugement de la foule et privilégie les effets de la performance publique sur l’authenticité de la création littéraire. Il pose en effet la question de l’originalité et du plagiat en littérature, problématique sur laquelle s’ouvre le livre VII du traité de Vitruve.

7.3 
Les six premiers jurés sont des litterati , dotés d’une culture littéraire générale, des citoyens d’Alexandrie, distincts des spécialistes qui travaillent à la bibliothèque. Aristophane, lui, est un lector , qui pratique non pas la recitatio publique de ses propres oeuvres, mais la lectio personnelle et silencieuse des livres écrits par d’autres, des livres réunis dans la bibliothèque. Cette lecture se situe dans un tout autre espace que celui des performances publiques et festives de la cité, dans un contexte tout différent de celui des concours placés sous le patronage des Muses et d’Apollon.

7.4 
Méthodique, systématique, obsessionnel, peut-être, Aristophane lit intégralement les rouleaux dans l’ordre où ils se présentent sur les étagères. Ce faisant, il organise sa mémoire selon un double principe d’ordre : le dispositif matériel de stockage des livres, à savoir des étagères dans des armoires, correspondant probablement à une distribution par genres littéraires et discursifs et, à l’intérieur de ceux-ci, aux différents auteurs et à chacune de leurs oeuvres ; ensuite la succession des colonnes de textes sur chaque rouleau de papyrus. Ces deux principes d’ordre s’appuient sur la mémoire visuelle, gestuelle et physique du lecteur, qui peut associer un passage particulier dans un rouleau avec son emplacement sur une étagère dans un lieu donné de la bibliothèque.

7.5 
Aristophane serait ainsi l’un des premiers lecteurs de la tradition occidentale à être habité par le fantasme de l’exhaustivité et de la complétude : lire tous les livres, dans l’ordre, de la plus grande bibliothèque qui soit ; faire siens ces milliers de livres qui ne lui appartiennent pas, en les rangeant dans la bibliothèque de sa mémoire ; s’approprier toute la culture, la paideia , en l’inscrivant dans son corps et dans son esprit, devenir un homme-bibliothèque, aller jusqu’au point au-delà duquel il n’y a plus rien à savoir ni à apprendre. Aux butinages aléatoires inspirés par la curiosité ou les trouvailles du moment ou aux nécessités d’une recherche particulière, Aristophane a préféré une méthode arbitraire mais systématique, qui garantit de parcourir toute la bibliothèque sans s’arrêter deux fois sur le même livre.

7.6 
Aristophane est donc une “bibliothèque vivante” qui identifie immédiatement le plagiat des concurrents malhonnêtes. Il est en mesure de renverser le jugement populaire en substituant aux effets dramatiques et expressifs de la recitatio une exigence d’authenticité : un texte n’appartient pas à son lecteur, mais à son auteur .

Evidence et autorité du texte


8.1 
Pour confondre les plagiaires et renverser le classement de la foule et des jurés, il faut exhiber les preuves irréfutables de leurs forfaits. Aristophane fait sortir des rouleaux en grand nombre de plusieurs armoires de la bibliothèque et entreprend de comparer ( conferendo ) les textes écrits aux textes récités à haute voix par les faux poètes. Opération savante de collation, entre les textes des uns et des autres, où l’évidence des correspondances et des recoupements dissipe tous les doutes sur le vol littéraire.

8.2 
Un grand nombre de rouleaux ( infinita volumina ) sont mobilisés pour la démonstration : peut-être s’agit-il de dévoiler les modèles originaux de tous les poèmes lus, ou encore de montrer que les textes en compétition sont des patchworks de vers prélevés dans des textes différents, ruse lettrée qui n’en rend que plus frappante la perspicacité d’Aristophane comme sa performance mnémonique. Si les rhapsodes récitent des poèmes qu’ils ont mémorisé, la mémoire d’Aristophane est celle d’un auditeur et d’un lecteur. Il va précisément croiser la mémoire de ce qu’il a entendu lors du concours poétique et la mémoire de ce qu’il a lu dans la bibliothèque et rechercher les correspondances.

8.3 
Au temps linéaire de la performance de la recitatio , agissant dans l’immédiateté de ses effets expressifs sur l’auditoire, succède le temps où l’on déroule d’innombrables rouleaux, où l’on recherche des passages précis et où on les compare aux scripta lus par les concurrents. Nous sommes ici dans un espace littéraire où les livres de la bibliothèque disent l’antériorité des textes qui s’y trouvent écrits, et imposent le lien qui les relie à leurs auteurs, absents, muets, morts depuis longtemps, incapables de recourir aux effets de voix et à la dramatisation des poètes vivants lisant en public leurs propres textes. Dans l’espace de la bibliothèque, les textes sont fixés dans leur littéralité, dans leur clôture, avec un début et une fin. L’ arché , les premiers mots du texte, sont du reste un moyen pour identifier les oeuvres dans le savoir bibliographique antique.

8.4 
Dans le récit de Vitruve, ce sont deux formes d’autorité qui entrent ici en conflit : celle des citoyens d’Alexandrie et des jurés qui les représentent, investis du pouvoir de désigner gagnants et perdants, de sanctionner le talent des poètes d’après la lecture des textes qu’ils présentent comme leurs oeuvres ; celle de l’explorateur de la bibliothèque qui sait qu’un texte n’appartient pas à son lecteur, mais à celui qui l’a écrit, même si la voix peut redonner vie et efficacité à l’écrit d’un autre. Mais elle est alors pure performance, et non revendication d’une propriété sur le texte lu, d’un statut d’auteur. Entre ces deux formes d’autorité s’en trouve une troisième, qui aura le pouvoir d’arbitrer et de proclamer in fine le vainqueur : l’autorité du roi. D’abord rangé au jugement de la foule et du jury qu’il a constitué, il est ensuite convaincu par la démonstration d’Aristophane, par l’évidence de la comparaison entre les textes. Cette dernière a force de preuve juridique. Elle exclut la coïncidence : un texte poétique n’est pas une création partagée, le chaînon d’une tradition collective que chacun peut s’approprier. Il appartient à un poiétès et un seul. Aristophane dénonce peut-être tout autant un plagiat littéraire que l’incapacité des concurrents à s’approprier un canevas poétique et à l’enrichir et le développer avec leur talent propre.

8.5 
Du point de vue romain qui sous-tend le récit de Vitruve, une recitatio ne peut être exécutée que par l’auteur sur son propre texte (même si, par la suite, conscients des enjeux dramatiques et expressifs liés à cette forme de lecture publique, un auteur comme Pline le Jeune demandera à un esclave plus habile que lui de lire ses propres oeuvres).

De l’ambiguïté du jugement du public et des litterati alexandrins


9.1 
Pris en flagrant délit, et devant l’évidence irréfutable des correspondances entre leurs scripta et les rouleaux de la bibliothèque, les faux poètes reconnaissent leurs larcins. Faux auteurs, ils apparaissent néanmoins comme des lecteurs connaissant leurs classiques : ils ont choisi des poèmes du passé pour défendre leurs chances dans le concours, ils ont su les interpréter vocalement devant le public alexandrin.

9.2 
On pourrait penser que la morale de cette histoire est que l’archilecteur Aristophane, par sa mémoire et l’évidence des livres, a rétabli in extremis une certaine forme de justice face à un public ignorant, prompt à s’enthousiasmer, et à des jurés guère plus avisés.

9.3 
Cependant, force est de constater que ce public a un bon jugement littéraire et qu’il a sélectionné par acclamation des poèmes faisant partie du patrimoine littéraire de l’hellénisme classique, poèmes qui avaient peut-être déjà été primés lors de concours et de fêtes antérieurs et qui se trouvaient sur les étagères de la bibliothèque du Musée d’Alexandrie. Le public acclame des rhapsodes récitant des poèmes qu’ils n’ont pas écrits, alors qu’il aurait dû sélectionner de nouveaux poètes présentant leurs créations originales. Le seul poète véritable qui a lu ce qu’il avait écrit est le dernier du classement populaire : mauvais rhapsode, peut-être, mais aussi poète “moderne”, souffrant de la comparaison avec les chefs-d’oeuvre du passé, acclamés par le public sans avoir été reconnus comme tels.

9.4 
Aristophane, lui, obéit à une logique différente, privilégiant les critères de l’auctorialité et de la littéralité. Il est l’homme de la lecture silencieuse, non de l’écoute des performances rhapsodiques. Dans sa logique de lecteur, un texte ne peut pas appartenir à deux personnes à la fois, sauf si l’une d’elles se présente explicitement comme l’interprète d’un poème dont l’autre est l’auteur. Les livres conservés dans la bibliothèque ont fait l’objet d’un travail expert qui, dans la profusion des exemplaires matériels, a construit l’ordre des oeuvres, fixées en un lieu de la carte de la paideia par un triple système de coordonnées : le nom de l’auteur, le titre, le genre littéraire. Tout le savoir bibliographique antique, depuis Alexandrie, se consacre à une tâche prioritaire : fixer le lien entre les auteurs et les textes, résoudre les problèmes d’homonymie, revoir en permanence la validité des attributions, retrouver les auteurs des textes “anonymes”. La bibliothèque fixe aussi les textes dans l’ordre de la littéralité, en faisant de leur forme et de leur lettre un trait essentiel de leur identité.

9.5 
Aristophane, en tant que garant de ce lien et de cet ordre, ne pouvait qu’être nommé à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie.

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10.1 
Le récit de Vitruve est la version romaine d’un mythe étiologique : comment devient-on bibliothécaire à Alexandrie? En croisant l’usage romain de la recitatio et la tradition des concours poétiques grecs, il ouvre une réflexion d’ordre plus général sur la nature et le statut des textes, sur les transformations qui les affectent.

10.2 
Ce récit repose en effet sur la tension entre le théâtre et la bibliothèque, où se construisent et s’affrontent deux régimes de textualité. D’un côté, le texte poétique se partage dans une performance publique et collective, entre la voix du récitant et l’écoute de l’auditoire. De l’autre, le texte se donne à lire dans un ordre général de la littérature, où chaque écrit occupe une position particulière, dans un rouleau, sur une étagère, avec un titre et un nom d’auteur, en s’intégrant ainsi dans un corpus et un genre particuliers.

10.3 
Toutefois, le partage entre le théâtre et la bibliothèque ne recoupe plus l’opposition entre un espace de fluidité où la performance orale pourrait recomposer le texte dans un jeu de variantes adaptées aux réactions de l’auditoire, et un lieu où l’écrit serait définitivement figé dans sa littéralité. Les candidats au concours de poésie lisent en effet leurs scripta et n’improvisent pas sur l’esquisse d’un canevas. C’est la lettre même de ces scripta qui permet à l’auditeur averti de repérer les correspondances avec ce qu’il a lu dans la bibliothèque. On pourrait aussi ajouter que les textes conservés dans la bibliothèque du Musée ne sont pas nécessairement fossilisés : les pratiques de la diorthôsis philologique, en effet, procèdent par ajout ou suppression de variantes, par corrections ponctuelles, par remaniements localisés, témoignant, dans le cas des poèmes homériques, de la poursuite d’une certaine forme de remodelage du texte transmis.

10.4 
Dans le texte de Vitruve, la véritable performance n’est plus celle du récitant, recomposant son poème au moment même du chant, mais celle du lecteur, retrouvant dans sa mémoire les souvenirs précis des textes déjà lus, capable d’accéder, d’une manière non linéaire, à des loci textuels particuliers. Aristophane témoigne même d’une double forme de mémoire : la mémoire d’un auditeur, la mémoire d’un lecteur. Auditive, la mémoire doit enregistrer la musique des mots, la prosodie, la structure du texte. La mémoire du lecteur est visuelle, mais il lui a fallu également procéder au découpage des mots, à l’identification de la métrique, à la reconstitution de la structure du poème, sans lesquelles un texte écrit en scriptio continua est une suite incompréhensible de lettres.

10.5 
Le récit de Vitruve prend un relief tout particulier quand on considère un aspect de l’activité philologique et grammaticale d’Aristophane dans la bibliothèque du Musée d’Alexandrie : comme Gregory Nagy l’a montré (Nagy 2000), certains papyri de poètes lyriques, Bacchylide par exemple, portent trace d’accents sélectifs ou d’un découpage par colons plus que par périodes métriques, témoignant du souci de préserver dans le texte écrit les principes de sa lecture mélodique. Ces accents sont indépendants du texte même de Bacchylide, ils font système pour guider la lecture à haute voix du poème en permettant de prononcer correctement les différents vers.

10.6 
Il est impossible de savoir si les plagiaires du concours alexandrin ont su interpréter les poèmes qu’ils lisaient dans toute leur dimension mélodique et même chorégraphique. La réaction enthousiaste du public laisse penser que les codes furent peut-être respectés. Il est tentant, en revanche, de souligner la part de la mémoire auditive et musicale dans l’identification des poèmes et de leurs auteurs par Aristophane de Byzance. Une fois nommé à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie, il s’attachera à développer un système de signes permettant de préserver la musique propre des plus anciens poèmes grecs. Les textes pouvaient encore chanter aux yeux du lecteur. En revanche, lorsque l’usage de l’accentuation se généralisa à tous les mots du vers, la poésie conserva son rythme, mais perdit sa mélodie (Nagy 2000).

Conclusion


11.1 
Peut-être Vitruve reprend-t-il une anecdote édifiante transmise par la tradition biographique d’Aristophane de Byzance ou par la légende de la bibliothèque d’Alexandrie. Réalité historique ou fiction, nous ne pouvons trancher. En revanche, ce texte invite à réfléchir sur les liens entre logos et techné , entre la voix et l’écrit, entre le chant et le livre, entre la mémoire du papyrus et la mémoire du lettré.

11.2 
Ce regard romain porté sur Alexandrie interroge d’abord la fragilité d’un champ littéraire où le lien entre un texte et son auteur peut disparaître : le roi, le public alexandrin, le jury de lettrés n’ont pas su repérer les plagiats. Les poèmes d’autrefois ont pu être présentés comme les créations originales du présent, des lecteurs ont usurpé la qualité d’auteur. A qui appartient un texte ? A celui qui l’a écrit ? A celui qui en possède une copie ? A celui qui lui prête sa voix ?

11.3 
La performance publique occulte la profondeur temporelle de la production des textes. Choisis dans l’immense corpus des poèmes hérités de la tradition classique, ils ont toutes les chances d’échapper à la vigilance d’auditeurs qui n’ont pas accès à la bibliothèque. Aristophane, le lecteur méthodique, veut s’approprier toute la littérature grecque fixée sur des rouleaux de papyrus. Son univers n’est pas la cité ni son théâtre, mais la bibliothèque du Musée. Etrange dispositif où viennent se rassembler tant de livres porteurs de textes si différents. Leur distribution spatiale sur les étagères de stockage de la bibliothèque d’Alexandrie correspondait-elle aux subdivisions logiques des Pinakes de Callimaque ? Nous en sommes réduits aux conjectures. Mais il nous faut noter qu’Aristophane retrouve sans mal dans la bibliothèque les rouleaux correspondant aux textes lus dans le concours.

11.4 
Passer de la voix à l’écrit; du récitant au texte ; de la performance au livre : tels sont les différents seuils franchis par Aristophane. Son activité grammaticale et philologique s’appliqua à conserver la mémoire de la voix et de la performance dans le texte des poèmes d’autrefois, sous la forme de marques graphiques qui pourraient faire chanter les mots, même lorsque la mélodie serait oubliée.

11.5 
Entre la mémoire absolue de la bibliothèque et l’amnésie des Alexandrins de son temps, Aristophane restaure le statut juridique des textes, leur inscription dans l’histoire, le lien indissoluble qui les rattache à un auteur et les inscrit dans un corpus, un genre et une oeuvre. Du moins dans la logique du récit de Vitruve.

11.6 
La bibliothèque, sans le lecteur qui la maîtrise, est muette et inerte. Elle assiste impuissante à la dérive des textes, à l’usurpation des oeuvres.

11.7 
C’est la mémoire humaine qui restaure le lien entre les sons et les lettres, entre le chant et les mots, entre la performance et le texte, entre le poème et son auteur. Elle seule peut tracer la frontière entre le patrimoine et la création, entre la tradition et son enrichissement.

11.8 
Sans nul doute, c’est une leçon à méditer aujourd’hui, en une époque où la bibliothèque a les dimensions, l’ouverture et les ramification d’une toile, d’un web , sans que l’on puisse faire tout à fait confiance aux nouveaux Callimaques qui prétendent en dresser la cartographie et apporter des réponses oraculaires à toutes nos questions.

Bibliographie


Bibliography


Nagy, G. 1996. Poetry as Performance: Homer and Beyond. Cambridge.

———. 2000. “Reading Greek Poetry Aloud: Evidence from the Bacchylides Papyri.” Quaderni Urbinati di Cultura Classica, NS, 64:7–28.

Slater, W. J. 1986. Aristophanis Byzantii Fragmenta. Berlin and NewYork.

Valette-Cagnac, E. 1997. La lecture à Rome. Rites et pratiques. Paris.

Footnotes


Note 1
Traduction de Bernard Liou et Michel Zhuinghedau, Les Belles Lettres ; Slater 1986 :T 17, 3–4.


Note 2
Ces évolutions ont été finement analysées par Gregory Nagy et nous renvoyons à Nagy 1996 qui suit l’histoire formelle et sociale du texte poétique dans le monde grec.


Note 3
En 168 av. J.-C., après la bataille de Pydna, Paul Emile fait porter la bibliothèque de Persée à Rome; suite au sac d’Athènes (86 av. J.-C.), Sylla rapporte à Rome la bibliothèque d’Apellicon de Téos, comprenant les livres de l’école ari stotélicienne.


Note 4
Voir Suétone César 44; Isidore Etymologies VI.5.1.


Note 5
Valette-Cagnac 1997:25.


Note 6
Valette-Cagnac 1997:23.


Note 7
Valette-Cagnac 1997:112.


Note 8
Valette-Cagnac 1997:117.