La démocratie à l’épreuve des crises
Ni la démocratie ni les crises ne sont faciles à définir.
Pour la démocratie, on pourrait s’en tenir à la formule synthétique
d’Aristote
[1] : « dans
les États démocratiques, c’est le peuple qui est souverain ». Mais l’auteur
lui-même développe son analyse en montrant la complexité de tout système
politique quel qu’il soit, et de la démocratie en particulier.Et de préciser à
son sujet
[2] : « Le
principe fondamental du régime démocratique, c’est la liberté… La justice
démocratique consiste dans l’égalité selon le nombre et non selon le mérite…
L’autorité souveraine, c’est la décision de la majorité… Mener sa vie comme on
veut… cela contribue à la liberté fondée sur l’égalité… ».Sur ces bases, bien
des questions restent posées et bien des réponses peuvent leur être données
[3] .
Athènes constitue un premier exemple. Périclès, dans son célèbre discours en
l’honneur des premières victimes de la guerre, vante son régime :
« Parce que notre régime sert les intérêts de la masse des citoyens et pas
seulement d’une minorité, on lui donne le nom de démocratie… C’est en fonction
du rang que chacun occupe dans l’estime publique que nous choisissons les
magistrats de la cité… Nous nous gouvernons dans un esprit de liberté et cette
même liberté se retrouve dans nos rapports quotidiens… Dans la vie publique,
nous évitons scrupuleusement d’enfreindre les règles établies.Nous obéissons
aux magistrats qui se succèdent à la tête de la cité comme nous obéissons aux
lois »
[4] .« Nous
intervenons tous personnellement dans le gouvernement de la cité au moins par
notre vote… »
[5] .Et de
glorifier la cité, aussi « admirable »
[6] qu’exemplaire pour la Grèce tout entière
[7] .
Ainsi, « à l’heure de l’épreuve », « Athènes est aujourd’hui la seule qui sache…
se montrer supérieure à sa réputation… ». Les qualités des Athéniens permettent
ainsi de triompher, et non pas seulement la démocratie : mais celle-ci en est
inséparable.Elle triomphe dans l’épreuve autant que de l’épreuve
[8] .
Cette idéalisation était propre à galvaniser les énergies. Elle n’en comportait
pas moins une exagération : d’abord en ce que les droits politiques
n’appartenaient qu’aux citoyens (donc ni aux métèques, ni aux femmes, ni aux
esclaves) ; ensuite en ce que les vicissitudes de la vie politique ont pu faire
varier la composition et le rôle de l’assemblée du peuple (l’
ecclesia ) ; enfin en ce que, comme l’a fait
observer Thucydide à propos de Périclès lui-même, « théoriquement le peuple
était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier citoyen de la
cité ».
[9]
La démocratie athénienne a montré ses limites à l’égard des crises. Elles ont été
une menace pour elle. Thucydide encore l’a montré (II.53), d’abord avec la peste
qui a ravagé Athènes, ensuite avec les maux provoqués par la guerre.Celle-ci
est résultée de l’impérialisme : celui d’Athènes que Périclès lui-même a jugé
nécessaire
[10] et qui
a suscité la réaction des autres cités grecques et la guerre du Péloponnèse ;
celui d’Alexandre, qui a fait succomber la démocratie à Athènes autant
qu’Athènes elle-même.
C’est une illustration du thème exposé ici : la démocratie athénienne n’a pas
résisté à l’épreuve des crises.
La conception moderne de la démocratie permet-elle une meilleure résistance ? Elle n’est pas la même que celle des Anciens, pour qui, selon Benjamin Constant,
la liberté se trouvait essentiellement dans la participation à la vie de la cité
alors que pour les Modernes, elle réside dans la protection de la liberté
individuelle.
Définir la démocratie aujourd’hui est plus complexe que dans l’Antiquité. Le
raccourci de la formule célèbre d’Abraham Lincoln, s’il met l’accent sur
l’essentiel, ne rend pas compte du tout : « La démocratie, c’est le gouvernement
du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Les « démocraties » socialistes
auraient pu la reprendre à leur compte. Mais leur caractère totalitaire empêche
de leur reconnaître une nature démocratique. On peut s’accorder aujourd’hui pour
voir dans la démocratie un système politique, non seulement dans lequel la base
du pouvoir se trouve dans le peuple, qui désigne ses dirigeants par des
élections pluralistes et parfois même adopte directement certaines décisions, et
où le pouvoir lui-même se trouve réparti entre plusieurs composantes, mais
encore et tout autant dans lequel sont assurées la liberté (dans toutes ses
applications) et l’égalité, complètement sur le terrain juridique et
concrètement de manière tendancielle sur le terrain pratique, avec les garanties
nécessaires pour assurer le respect du droit et la protection de chacun contre
les abus du pouvoir.
Sur ce fond commun, la démocratie peut prendre diverses formes, comme
l’illustrent les exemples des 27 États constituant l’Union européenne, et
évidemment, au-delà, d’États aussi variés que ceux qui se trouvent sur le
continent américain (au premier rang desquels, les États-Unis), ou encore les
continents africain et asiatique (sans que l’on puisse y donner d’exemples aussi
célèbres).
Pas plus que les autres régimes, les démocraties ne sont à l’abri des crises.
Encore faut-il essayer de préciser ce qu’on entend par là.
Il n’est pas sans intérêt pour notre sujet de rappeler ici l’étymologie du mot
« crise » : celui-ci vient, à travers le latin impérial, du Grec «
krisis », qui signifie « décision, jugement ». Si
le sens a dévié aujourd’hui, la crise ne serait-elle pas dans tous les cas une
situation dans laquelle il faut décider ? « La démocratie à l’épreuve des
crises » serait-elle « la démocratie à l’épreuve de la décision » ? La formule
est trop générale : la démocratie doit prendre de manière courante des décisions
sans que cela corresponde à une crise au sens moderne du terme. On peut au moins
retenir l’idée que la crise peut être pour une démocratie, à travers la
nécessité de prendre des décisions, l’heure de vérité : la démocratie est-elle
capable de décider dans la crise ou peut-elle faire face à la crise sans se
renier (ce que déjà l’histoire d’Athènes peut révéler) ?
Selon Carl Schmitt, la crise rend nécessaire la décision du souverain. Or est
souverain celui qui « décide de la situation exceptionnelle ». La crise est
ainsi l’occasion de vérifier si le peuple est souverain.
À l’origine la crise désignait un phénomène d’ordre médical. Ce sens n’a pas
disparu : on le trouve avec les crises de nerf, les crises d’asthme, les crises
d’épilepsie.
Il s’est étendu à toute sorte de phénomène, dans l’ordre privé (les crises
conjugales) dans l’ordre politique (les crises diplomatiques, les crises
ministérielles), économique (la crise de 1929), financière (la crise de
2008).
En réalité, ce qui est commun à tous ces phénomènes tient à l’existence d’une
tension, d’une phase grave affectant soit une personne soit des relations entre
personnes, présentant un danger élevé et pouvant aboutir à une dégradation ou à
une rupture.
Quand on doit parler de la démocratie à l’épreuve des crises, il ne peut s’agir
évidemment que de crises concernant la démocratie elle-même, qu’elle ait à
réagir à un phénomène ne la mettant pas en cause en tant que telle ou qu’elle
soit elle-même menacée directement.
Ainsi entendues, les crises où la démocratie peut être mise en cause dans son
exercice ou dans son existence peuvent être de natures variées : elles peuvent
être politiques (dans l’ordre intérieur ou dans l’ordre extérieur), économiques
et financières (comme les crises de 1929 et 2008 l’ont montré), voire sociales
(par exemple avec le développement massif du chômage).
Le sujet a été inspiré par la crise économique et financière que nous vivons
depuis 2008, mais il va bien au-delà : il faut tenter de considérer toutes les
sortes de crises auxquelles les démocraties ont été confrontées (dans
l’Antiquité ou à l’époque contemporaine) pour observer comment elles ont
réagi.
On peut se situer à deux étapes de la crise : dans son déroulement et dans son
achèvement. Cela conduit à examiner la démocratie pendant la crise (1.1) et la
démocratie à la fin de la crise (1.2).
La démocratie pendant la crise
Considérer la démocratie pendant la crise part du présupposé
que la crise n’est pas provoquée par la démocratie elle-même. Cela ne
peut-il être ?
Un changement de majorité à la suite d’élections ne pourrait-il provoquer,
sinon une crise politique intérieure puisque le propre de la démocratie est
de permettre de changer les dirigeants et que ce changement n’est pas par
lui-même une crise, du moins une crise d’ordre économique et financière,
voire d’ordre international, si les craintes inspirées par ce changement
conduisent à des réactions brutales de la part d’opérateurs économiques et
financiers ou d’États étrangers. On peut penser à la fuite de capitaux
consécutive à l’arrivée d’une majorité de gauche ou aux menaces de guerre
suivant les déclarations d’une nouvelle assemblée « nationaliste ». En
France, la victoire du Cartel des gauches en 1924 a provoqué la réaction de
ce que l’on a appelé le Mur d’argent et une crise financière ; l’élection de
la Législative en 1791 a provoqué les réactions de l’Autriche et de la
Prusse qui ont conduit à la guerre en 1792. Mais il s’agit là sans doute de
conséquences trop indirectes de l’élection de nouvelles assemblées pour
qu’on puisse dire que c’est du fait de la démocratie que les crises se sont
ouvertes.
Une crise politique peut être provoquée par les résultats d’un référendum,
qui est le mode démocratique le plus direct. On pense ici au rejet d’abord
par le peuple français puis par le peuple néerlandais en 2005 du projet de
Constitution pour l’Europe, qui a provoqué, selon les observations des
commentateurs, « une grave crise européenne ». Celle-ci a porté
essentiellement sur la construction européenne, qui a momentanément été
interrompue, avant d’être reprise avec le traité de Lisbonne. Si la
ratification a pu en être réalisée sans recourir au référendum, du moins les
procédures faisant intervenir les parlements pour l’autoriser
comportaient-elles l’aspect démocratique qui a permis de surmonter la
crise.
Ce sont les crises provenant, non de l’exercice de la démocratie, mais de
causes qui lui sont étrangères qui peuvent mettre à l’épreuve la démocratie
elle-même. Lorsqu’elles se déclenchent, il faut voir comment elle
réagit.
Deux phénomènes peuvent être observés : le renforcement du pouvoir (1.1.1) ;
l’affaiblissement des libertés (1.1.2).
Le renforcement du pouvoir
Les crises conduisent au renforcement du pouvoir en
général (1.1.1.1) et à celui de l’exécutif en particulier (1.1.1.2).
Le renforcement du pouvoir en général
En tout temps, « la sauvegarde du régime exige que
toutes les fractions de l’État désirent elles-mêmes son existence et
sa durée »
[11] . Il en est ainsi particulièrement en cas de crise, non pas
seulement pour sauver le régime, spécialement s’il est démocratique,
mais aussi pour régler la situation. Les crises conduisent ou
contribuent à l’élargissement des attributions de l’État et à
l’accroissement de son autorité.
Ce n’est sans doute pas propre aux démocraties. Les autres régimes
aussi « profitent » des crises pour s’accroître. Mais les régimes
démocratiques sont conduits eux-mêmes à se renforcer pour faire face
à la crise.
Des exemples peuvent être tirés de la réaction des États aux crises
économiques. Aux États-Unis, la crise consécutive à la seconde
guerre d’indépendance (1812) a conduit à la création d’une banque
par le Congrès contre la volonté de certains États : ce fut
l’occasion pour la Cour suprême et son président le juge Marshall,
dans l’affaire
McCulloch v.Maryland [12] ,
d’affirmer que « le gouvernement de l’Union est… un gouvernement du
peuple. Il émane de lui en la forme et au fond. Ses pouvoirs sont
concédés par lui et doivent être exercés directement par lui et pour
son avantage », et que si, « parmi les pouvoirs énumérés [par la
Constitution] , nous ne trouvons celui d’établir une banque ou de
créer une société », « une fois les pouvoirs donnés, c’est l’intérêt
de la nation que d’en faciliter l’exercice ». « Les pouvoirs donnés
au gouvernement impliquent les moyens habituels de les exécuter ». « Recourir à une banque doit relever des pouvoirs discrétionnaires
du Congrès, dès lors qu’il s’agit d’un moyen approprié pour mettre
en oeuvre les pouvoirs du gouvernement ».
Ces formules reconnaissent l’étendue des attributions de l’Union par
rapport à celles des États fédérés. Elles ont directement inspiré la
définition de la démocratie, rappelée plus haut, donnée par Lincoln
sur le champ de bataille de Gettysbourg le 19 novembre 1863 lors de
la guerre de Sécession et justifié la prééminence de l’Union sur les
États du sud. C’est alors la crise politique, une violente guerre
civile, qui a renforcé l’autorité et les compétences de l’État.
On peut rapprocher ces précédents des conséquences de la crise
économique de 1929. Aux États-Unis encore, l’élection de F.D. Roosevelt en 1932 a permis la réalisation de son programme de New
Deal, avec notamment des législations sur le commerce, l’ajustement
des marchés agricoles, les conditions de production, les relations
de travail, qui n’avaient jusqu’alors jamais été adoptées au niveau
fédéral.L’opposition de la Cour suprême
[13] finit par céder
[14] . Le même
phénomène se retrouve ailleurs : en France, c’est dans le
prolongement de la crise économique et à la suite des élections
législatives de 1936 que le Front populaire a adopté une législation
économique (en particulier nationalisations) et sociale (notamment
limitation de la durée du travail et octroi de congés payés), qui
est une manifestation de l’accroissement de l’intervention de l’État
dans la vie économique et sociale.
On pourra faire observer que des régimes non démocratiques (par ex. ceux de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie) ont, face à la
même sorte de crise économique, financière et sociale, réalisé
parallèlement des réformes manifestant tout autant et même plus
encore l’extension de l’intervention de l’État. Le phénomène ne
serait donc pas intrinsèquement lié à la démocratie.
On peut au moins constater que, face à la crise, les régimes
démocratiques ont adopté des solutions comportant une extension des
interventions de l’État, et par là même un renforcement de son
pouvoir.
Le renforcement de l’exécutif en particulier
Au sein des pouvoirs publics, c’est particulièrement
le pouvoir exécutif qui en a profité.
Chaque organe de l’État peut certes intervenir dans l’exercice des
compétences qui lui sont normalement reconnues.
Le rôle des stratèges dans la démocratie athénienne en période de
crise en est l’illustration la plus ancienne. Le nom de Périclès
vient encore à ce sujet. Le caractère démocratique du régime
subsistait comme suffit à le montrer son élection, sa réélection
puis sa non-réélection en 430.Mais pendant le cours de son mandat,
c’est lui qui « sut discerner ce qui faisait la force d’Athènes »
dans la conduite de la guerre, et arrêter une stratégie dont la
clairvoyance a été reconnue par les Athéniens après sa mort
[15] .Du moins,
il « ne cherchait pas à accroître son pouvoir par des moyens
condamnables »
[16] . C’est la preuve que face à une crise,
l’exercice du pouvoir démocratique peut se poursuivre dans le cadre
normal des institutions et que la réaction à la crise, si elle peut
conduire les dirigeants à imprimer de leur personnalité la conduite
des affaires, n’impose pas nécessairement une modification du jeu
démocratique. Le renforcement de l’exécutif résulte plus du rôle des
hommes que de l’altération des institutions.
Il ne faut pas sous-estimer non plus comme viennent de le montrer les
exemples de la législation du New Deal. Encore, même dans cette
hypothèse, l’importance de l’exécutif se manifeste dans l’initiative
et la préparation de textes ensuite adoptés par le législateur. Elle
a été très nette à l’occasion de la crise de 2008.En France, si
c’est par la loi qu’ont été adoptées certaines dispositions de
soutien à l’économie
[17] , leur contenu était entièrement conçu par le
gouvernement et leur adoption a été décidée comme une nécessité par
le Parlement.Bien d’autres mesures ont été adoptées exclusivement
par l’exécutif
[18] . Le même phénomène se retrouve dans tous les
pays touchés par la crise.
Plus généralement, pour la crise de 2008, les gouvernements ont réagi
par accords entre eux et avec les autorités financières, en prenant
de leur propre chef les décisions qu’imposait l’urgence. Il n’était
pas possible de consulter les électeurs et leurs représentants. Le
recours au législateur pour les mesures relevant de sa compétence
n’a été qu’une sorte de ratification pro forma. On ne peut pourtant
nier la légitimité de l’intervention des autorités gouvernementales,
à la fois parce qu’elles-mêmes tirent leur désignation de processus
démocratiques et parce que l’impérieuse nécessité d’agir dans
l’urgence face à une crise dont les conséquences auraient pu être
dramatiques leur imposait de prendre elles-mêmes les mesures
nécessaires.
La crise peut avoir des effets plus profonds sur la répartition des
pouvoirs entre le législatif et l’exécutif, avec le transfert à
l’exécutif de pouvoirs qui relèvent normalement du législatif.
Les périodes de guerre ont toutes été des périodes de pleins
pouvoirs.On l’a vu avec la Première Guerre mondiale, au
Royaume-Uni
[19] , en Italie
[20] , aux États-Unis
[21] , et même
en Suisse
[22] . En France le système a été plus pervers, puisqu’à une autorisation
législative permettant au gouvernement de prendre certaines
mesures
[23] a été ajoutée la ratification rétroactive par la loi de mesures
que le gouvernement avait prises sans y avoir été préalablement
habilité
[24] : on a parlé d’« une sorte de dictature exécutive de fait »
[25] . Les
guerres ultérieures ont conduit aux mêmes solutions.
Quelques jours après les dramatiques attentats du 11 septembre 2001,
le Congrès américain a autorisé le Président « à user de toute la
force nécessaire et appropriée contre ces nations, organisations ou
personnes qui, selon lui, ont planifié, permis, commis ou aidé à
commettre les attaques terroristes du 11 septembre 2001, ou donné
refuge à ces organisations ou à ces personnes, afin de prévenir tout
acte de terrorisme susceptible d’être commis dans l’avenir contre
les États-Unis par de telles nations, organisations ou
personnes ».
Les crises économiques et financières peuvent conduire à de
semblables mesures. En France, les années 1930 ont été marquées par
une quasi-permanence du système des décrets-lois que le législateur
autorisait le gouvernement à prendre pour y faire face.De même,
sous la IV e République, en dépit de
l’interdiction de principe qu’avait formulée la Constitution de
1946, le Parlement a fini sans vergogne par charger le Gouvernement
de « prendre toutes mesures relatives à : 1° la poursuite de
l’expansion économique et l’augmentation du revenu national…, 2° la
normalisation et l’abaissement des coûts de production…, 3°
l’amélioration du pouvoir d’achat et la sécurité de l’emploi…, 4°
l’équilibre de la balance des comptes, le développement du commerce
extérieur… »
[26] . On peut difficilement trouver habilitation plus
large et pareille abdication du législateur à renoncer à prendre
lui-même les mesures nécessaires pour faire face à la crise.
Le phénomène de la législation déléguée se retrouve dans toutes les
démocraties (ex. de la
delegated legislation
britannique). Il n’est certes pas limité aux périodes de crise, mais
c’est dans ces périodes qu’il est le plus important.
Parfois, c’est le peuple lui-même qui donne pleins pouvoirs à
l’exécutif pour faire face à certains événements. Ce fut le cas en
France avec le référendum du 18 avril 1962 approuvant les accords
mettant fin à la guerre d’Algérie et autorisant le Président de la
République « à arrêter… toutes mesures législatives ou
réglementaires relatives à [leur] application ».
Encore, dans tous les cas précédents, la démocratie reste-t-elle
apparemment respectée en ce que soit les organes parlementaires élus
par le peuple soit le peuple lui-même interviennent en amont pour
autoriser le Gouvernement à prendre certaines mesures, et même le
cas échéant en aval pour les ratifier – ce qui maintient une base
démocratique.
Il n’en est plus ainsi lorsque de son propre chef l’exécutif peut
agir et prendre des décisions de grande portée sans avoir au
préalable reçu l’aval du Parlement ou du peuple.
Cela peut être occasionnel et justifié par l’urgence alors qu’aucun
texte ne l’a prévu. Ainsi dans l’affaire des
Prises , en 1863, la Cour suprême des États-Unis a
reconnu qu’« en cas d’invasion par une nation étrangère, le
Président n’est pas seulement autorisé, il est tenu de résister par
la force… Le Président était obligé de faire face [à la guerre
civile] comme elle s’est présentée, sans avoir besoin d’attendre que
le Congrès lui donne un nom… et avait le droit d’instituer un blocus
des ports des États en rébellion… ». D’une manière analogue, le
Conseil d’État a justifié en 1918 la suspension d’une loi par le
Président de la République dès l’entrée en guerre en 1914, pour que
ne soit pas entravé le fonctionnement des diverses administrations
nécessaires à la vie nationale.
Plus largement et plus systématiquement, la crise peut justifier la
concentration des pouvoirs au profit de l’exécutif, à l’instar du
système de la dictature romaine.
L’exemple le plus net est celui de l’article 16 de la Constitution
française qui permet au Président de la République, « lorsque les
institutions de la République, l’indépendance de la Nation,
l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements
internationaux sont menacés de manière grave et immédiate et que le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnel est
interrompu », de prendre « les mesures exigées par les
circonstances ». Cette disposition a été mise en oeuvre une fois, le
23 avril 1961, à l’occasion de la tentative de putsch de généraux en
Algérie ; celle-ci échouera dès le 26, mais l’article 16 est resté
appliqué jusqu’au 23 septembre 1961.
D’autres constitutions comportent des formules voisines, mais
cependant moins fortes : en Italie, « dans des cas extraordinaires
de nécessité et d’urgence », l’article 77 de la Constitution de 1947
permet que « le Gouvernement adopte, sous sa responsabilité, des
mesures provisoires ayant force de loi » ; en Grèce, aux termes de
l’article 48 de la Constitution de 1975, « en cas de guerre, de
mobilisation en raison de dangers extérieurs ou d’une menace
imminente pour la sûreté nationale, ainsi que dans le cas où un
mouvement armé tendant au renversement du régime démocratique se
manifeste…, le Président de la République peut, sur proposition du
gouvernement, édicter des actes de contenu législatif pour faire
face à des nécessités urgente ou pour rétablir le plus rapidement
possible le fonctionnement des institutions constitutionnelles » ;
en Espagne, l’article 86 de la Constitution de 1978 permet aussi au
gouvernement, « en cas de besoin extraordinaire et urgent », de
« décréter des dispositions législatives provisoires qui prendront
la forme de décrets-lois ».
Du moins certaines garanties sont-elles prévues : en Grèce, c’est la
Chambre des députés qui, par une résolution, ouvre la période de
pouvoirs spéciaux ; en Italie et en Espagne, les mesures spéciales
adoptées par le gouvernement doivent être, le jour même, présentées
aux Chambres ; en France, le Parlement se réunit de plein droit. La
démocratie subsiste donc.
Mais ces précautions n’empêchent pas que les mesures prises
restreignent les libertés.
L’affaiblissement des libertés
La liberté est inhérente à la démocratie. Lorsque les
libertés sont atteintes, la démocratie l’est tout autant. Les crises,
lorsqu’elles conduisent à restreindre les libertés, limitent par là même
la démocratie.
Elles peuvent ne pas aller jusque-là.Périclès, s’« il avait acquis une
autorité qui lui permettait de contenir le peuple », l’a exercée « tout
en respectant sa liberté »
[27] . Les conditions de la démocratie athénienne, les
circonstances de l’époque, la personnalité du stratège expliquent sans
doute cette heureuse conjonction d’un pouvoir fort et d’une liberté
intacte.
Les démocraties et les crises modernes ne donnent guère d’exemples d’un
si heureux équilibre. On peut observer dans presque toutes les crises
une restriction des libertés (1.1.2.1) ; mais son encadrement permet
d’en limiter la portée (1.1.2.2).
La restriction des libertés
La restriction des libertés est prévue et organisée
par les textes tant internationaux que nationaux. Le pacte
international relatif aux droits civils et politiques de 1966
reconnaît (article 4-1) que « dans le cas où un danger public
exceptionnel menace l’existence de la nation…, les États peuvent
prendre… des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le
présent Pacte… ». La Convention européenne des droits de l’homme de
1950 prévoit expressément, dans son article 15, des dérogations « en
cas d’état d’urgence » : « en cas de guerre ou en cas d’autre danger
public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante
peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la
présente Convention ».
Dans l’ordre interne, des restrictions aux libertés sont prévues par
certaines constitutions. Celle des États-Unis, alors même qu’elle
interdit de suspendre « le privilège de l’ordonnance d’
habeas corpus », réserve « les cas de
rébellion ou d’invasion, si la sécurité publique l’exige » (Article
I, Section 9, cl. 2). Celle de la Grèce (art. 48) permet dans les
cas de crise où l’exécutif dispose de pouvoirs accrus (cf.
supra ) de suspendre la liberté de
déplacement ou d’établissement, de procéder à des arrestations et
emprisonnements sans décision judiciaire, à des perquisitions
domiciliaires, d’interdire des réunions, de censurer la presse.
Dans d’autres pays, ce sont des textes législatifs qui aménagent le
dispositif applicable en cas de crise. En France par exemple, la loi
du 3 avril 1955 sur l’état d'urgence permet de le déclarer sur tout
ou partie du territoire de la République « soit en cas de péril
imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public soit en cas
d’événements présentant par leur nature et leur gravité, le
caractère de calamité publique », avec pour effet de donner aux
préfets le pouvoir d’interdire la circulation des personnes et des
véhicules ainsi que le séjour de « toute personne cherchant à
entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs
publics » ; à ces mesures peuvent s’ajouter le pouvoir d’ordonner
des perquisitions de jour et de nuit, de contrôler la presse et
autres formes de médias. Ces dispositions ont été mises en oeuvre en
novembre 2005 à l’occasion des émeutes dans plusieurs villes de
banlieue. Avec la législation sur l’état de siège, adoptée à la
suite des journées révolutionnaires de 1848, et qui peut être mise
en oeuvre « en cas de péril imminent résultant d’une guerre
étrangère ou d’une insurrection armée », les autorités militaires
auxquelles est transférée la responsabilité du maintien de l’ordre
peuvent prendre des mesures semblables.
Dans tous les cas précédents, les restrictions portent sur des
libertés de caractère civil et politique, pour reprendre les termes
du Pacte des Nations Unies de 1966.
Les restrictions aux droits économiques, sociaux et culturels qui ont
fait l’objet de l’autre Pacte du même jour apparaissent à première
vue moins importantes et moins graves.
Pourtant on en trouve des exemples même dans les constitutions. L’article 48 de la Constitution grecque, déjà citée, vise
expressément le droit de grève.
Des législations libérales ont réservé le cas de crise. Si
l’ordonnance du 1 er décembre 1986 a
rétabli en France la liberté des prix et de la concurrence, ses
« dispositions ne font pas obstacle à ce que le gouvernement arrête…
contre des hausses ou des baisses excessives de prix, des mesures
temporaires motivées par une situation de crise, des circonstances
exceptionnelles, une calamité publique… ».
A fortiori des législations
interventionnistes ont par leur objet même restreint des libertés
économiques. Certaines sont nées de crises politiques, et
spécialement de la guerre, comme la loi américaine de 1917 sur le
commerce avec l’ennemi, qui donne au Président des États-Unis un
large pouvoir pour décréter des embargos. En France, le code de la
défense (incorporant des dispositions prises notamment en 1877 et
1938 en vue de la préparation de la guerre) permet, en cas de menace
conduisant à la mobilisation et a fortiori en cas de guerre, de
procéder pour les besoins de la défense, à la réquisition de
personnes, de services, de biens et d’entreprises.
D’autres législations interventionnistes sont liées aux crises
économiques et financières. Ainsi, en France encore, selon l’article
L. 151-2 du code monétaire et financier, le Gouvernement peut « pour
assurer la défense des intérêts nationaux…, soumettre à déclaration,
autorisation préalable ou contrôle : les opérations de change, les
mouvements de capitaux e t les règlements de toute nature entre la
France et l’étranger ; la constitution, le changement et la
liquidation des avoirs français à l’étranger ; la constitution et la
liquidation des investissements étrangers en France ; prescrire le
rapatriement des créances sur l’étranger… ». Les règles de l’Union
européenne empêchent l’adoption de telles mesures en temps normal. Mais des circonstances exceptionnelles peuvent justifier l’adoption
de mesures de sauvegarde par le Conseil de l’Union sur proposition
de la Commission (article 66 du Traité sur le fonctionnement de
l’Union européenne) : cela modifie à la fois le type de mesures et
les autorités qui peuvent les prendre et pose la question de leur
caractère démocratique. Du moins peut-on constater encore que les
crises peuvent conduire à limiter des libertés d’ordre économique et
social.
Ces dernières sont sans doute moins fondamentales pour la démocratie
que les libertés civiles et politiques. Du moins, dans la mesure où
la liberté a son unité, quel que soit son domaine d’application, et
où la démocratie est liée à la liberté, on peut dire que de manière
générale, la restriction des libertés, autant économiques et
financières que civiles et politiques, affectent la démocratie.
Elle ne la remet cependant pas en cause.
L’encadrement des restrictions apportées aux libertés
Car l’encadrement des restrictions apportées aux
libertés permet de préserver l’essentiel. Il résulte de deux sortes
de solutions.
En premier lieu, certaines
conditions doivent être
remplies pour que ces restrictions puissent être décidées.
Les unes sont procédurales : elles tiennent à
l’intervention d’un organe démocratique pour que soit ouverte la
possibilité même d’édicter ces restrictions. On retrouve la
délibération de l’
ecclesia de la
Grèce antique, de laquelle dépendait l’édiction des mesures
nécessaires à la protection de la cité contre les attaques dont elle
faisait l’objet. Dans nos démocraties modernes, une décision des
assemblées législatives est le plus souvent nécessaire pour que les
pouvoirs de crise puissent être mis en oeuvre. Leur intervention
connaît des gradations.
Tantôt c’est dès l’origine qu’est nécessaire une délibération du
législateur pour ouvrir l’application de la législation de crise, il
en est ainsi dans la Grèce contemporaine : selon l’article 48 de la
Constitution de 1975, il faut une résolution de la Chambre des
députés.
Tantôt décision du Gouvernement et saisine du Parlement doivent aller
de pair : en Italie, « lorsque dans des cas extraordinaires de
nécessité et d’urgence, le gouvernement adopte, sous sa
responsabilité, des mesures provisoires ayant force de loi, il doit
le jour même, les présenter aux chambres pour leur conversion en
loi » (art. 77 de la Constitution).
Tantôt l’intervention du Parlement ne devient nécessaire qu’au bout
d’un certain temps : en France, l’état de siège et l’état d’urgence
sont décrétés en conseil des ministres, c’est seulement leur
prorogation au-delà de 12 jours qui nécessite un vote du Parlement
(art. 36 de la Constitution de 1958 ; loi du 3 avril 1955).
Tantôt la décision du Parlement n’est nécessaire à aucun moment, mais
il doit être réuni et ne peut être dissous (article 16 de la
Constitution française) : c’est l’ultime garantie démocratique.
Elle se combine avec d’autres
conditions tenant au fond . Elles sont elles-mêmes de deux ordres.
Le déclenchement même de ces régimes d’exception est lié à des
circonstances exceptionnelles : leurs critères sont définis avec
plus ou moins de rigueur selon les textes ; du moins, dans tous les
cas, des restrictions aux libertés sont-elles commandées par un
bouleversement de la vie sociale (que ce soit sous des aspects
politiques, internes ou extérieurs, ou sous des aspects économiques
et financiers).
Le contenu des restrictions permises par les régimes d’exception
n’est pas arbitraire. Certains textes les définissent de manière
précise et ne permettent pas d’en adopter d’autres. D’autres textes
sont plus approximatifs et se bornent à parler de « mesures
justifiées par les circonstances » (art. 16 de la Constitution
française) : c’est évidemment beaucoup plus approximatif.
Dans tous les cas est soit sous-jacente soit expressément formulée
l’idée que les mesures doivent être adaptées à la crise, voire
proportionnées à l’importance de la crise. Il peut y avoir matière à
appréciation. Mais celle-ci ne peut être arbitraire.
A cet égard, on trouve une seconde sorte de solutions qui contribuent
à l’encadrement des restrictions apportées aux libertés : c’est leur
contrôle .
Le contrôle peut être
politique et s’exercer par les
organes législatifs dont l’intervention est nécessaire à un moment
ou un autre pour l’exercice des pouvoirs de crise.
Le contrôle doit aussi être
juridictionnel . On a
souligné dans la définition de la démocratie l’importance des
garanties pour assurer la protection des libertés, ces garanties
consistant essentiellement dans l’intervention d’un juge. Le rôle du
juge est d’autant plus nécessaire en période de crise que la crise
conduit à restreindre les libertés.
Ce n’est pas le lieu ici de décrire tous les mécanismes
juridictionnels qui permettent de contrôler les décisions des
pouvoirs publics, qu’elles soient de niveau législatif,
gouvernemental ou administratif. Chaque État a son système, établi
selon ses conceptions propres et sa tradition propre. L’essentiel
est que puissent être contrôlées et censurées des mesures trop
attentatoires aux libertés.
On peut en donner des exemples.
Le Conseil d’État français a annulé parce qu’elle ne respectait pas
les droits de la défense et le droit au recours une ordonnance
adoptée par le Président de la République en vertu des pouvoirs
spéciaux à lui accordés par le peuple français, qui avait institué
une Cour militaire de justice pour juger les auteurs d’infractions
commises en relation avec les événements d’Algérie
[28] ;
La Cour suprême des États-Unis a donné dans son arrêt du 12 juin
2008,
Boumedienne et al. v. Busch un
exemple semblable à propos de l’exclusion de l’
habeas corpus pour les détenus de
Guantanamo, en décidant que l’article I section 9, cl. 2 de la
Constitution y a plein effet, car, comme l’avaient écrit les juges
Stevens et Scalia dans l’affaire
Hamdi v. Rumsfeld en 2004, « le coeur de la liberté garantie par
notre système anglo-saxon de pouvoirs séparés réside dans la
garantie de ne pas être emprisonné pour une durée indéterminée sur
ordre de l’exécutif ».
Même une crise aussi grave et aussi longue que celle provoquée ou
révélée par les attentats du 11 septembre 2001 ne peut justifier
n’importe quelle restriction des libertés.
L’intervention du juge est leur dernier rempart. Lorsqu’elle est
supprimée, c’est la démocratie elle-même qui disparaît.
La démocratie à la fin de la crise
Toute crise est une menace contre celui qui en est l’objet. Elle l’est pour un individu dont la santé est attaquée, pour un système
économique et financier dont les structures sont ébranlées, pour un régime
politique dont la nature est affectée soit directement par les mesures
dirigées contre lui soit indirectement même par les mesures qu’il est amené
à prendre. C’est vrai en particulier pour la démocratie.
Une menace peut prospérer et arriver à faire disparaître son objet. Mais
toute menace n’est pas une défaite : elle peut être surmontée, et même
conduire à renforcer celui qui en triomphe.
Tel est le cas pour la démocratie. Tantôt la crise entraîne la fin de la
démocratie (1.2.1), tantôt elle renforce la démocratie (1.2.2).
La fin de la démocratie
On ne sera pas surpris que la fin de la démocratie
résulte des forces anti-démocratiques qui ont profité de la crise
(1.2.1.1). On peut l’être plus si l’on affirme que la fin de la
démocratie peut résulter de la démocratie elle-même (1.2.1.2).
La fin de la démocratie par l’action des forces
anti-démocratiques
De la fin de la démocratie par l’action des forces
anti-démocratiques, on a pu déjà donner une illustration en évoquant
la fin de la démocratie athénienne à la suite des victoires de
Philippe de Macédoine puis d’Alexandre le Grand.
L’époque moderne et contemporaine offre maints exemples
semblables.
L’un peut être comparé à celui d’Athènes puisque ses acteurs
s’inspiraient volontiers de l’Antiquité. C’est celui du coup d’État
du 18 brumaire an VIII par lequel Bonaparte a renversé le Directoire
et a mis fin aux désordres permanents de ce régime. Encore, en
affirmant que « La Révolution est arrêtée aux principes qui l’ont
commencée. Elle est terminée », voulait-il montrer son attachement
aux principes qui devaient conduire à la démocratie. Mais les
pouvoirs qu’il s’est fait attribuer d’abord comme Premier Consul
ensuite comme Empereur, tel un nouvel Alexandre, ont tôt fait
d’effacer l’apparence démocratique qu’il a essayé de donner au
nouveau régime.
D’autres exemples plus récents ont laissé des souvenirs moins
grandioses et provoqué des effets plus cruels : il s’agit de putschs
militaires qui, sans souci de forme, ont purement et simplement
renversé le régime démocratique en place. Celui de Franco en 1936 a
conduit après trois ans de guerre civile à substituer un régime
dictatorial à celui de la République – qui n’avait pas su lui-même
régler la crise économique et sociale. Le putsch des colonels grecs
en 1967 a eu plus vite raison du régime ; mais il a plus vite aussi
laissé la place de nouveau à la démocratie.
Au moins, dans les deux cas, la fin de la démocratie n’a été que
provisoire : la crise a mis fin à la démocratie mais la démocratie a
pu revenir.
La fin de la démocratie par la démocratie elle-même
Plus camouflés ont été les modes de destruction de
la démocratie par la démocratie elle-même. On peut être surpris de
l’hypothèse : comment la démocratie peut-elle mettre fin à la
démocratie ?
On peut avoir une explication seulement conjoncturelle et prendre
pour exemple en ce sens le sabordage de la III e République par le vote des pleins
pouvoirs au Maréchal Pétain le 10 juillet 1940 : le paradoxe est
que, dans la réunion des deux chambres qui ont adopté cette loi,
figurait une majorité de parlementaires fortement républicains et
démocrates, et qu’à cette majorité, il n’a manqué que 80 voix pour
faire l’unanimité. La crise brutale née de la défaite s’ajoutant à
la crise endémique des années précédentes a conduit l’Assemblée
nationale, démocratiquement élue, à saborder la République.
D’autres phénomènes ont une explication profonde. Les philosophes
grecs l’ont donnée.Platon est le plus systématique lorsqu’il décrit
le passage progressif de la démocratie à la tyrannie
[29] : « Le
peuple n’a-t-il pas l’invariable habitude de mettre à sa tête un
homme dont il nourrit et accroît la puissance ? … Il est évident que
le tyran pousse quelque part, c’est sur la racine de ce protecteur
et non ailleurs qu’il prend tige… Dans les premiers jours, il sourit
et fait bon accueil à tous ceux qu’il rencontre, déclare qu’il n’est
pas un tyran, promet beaucoup en particulier et en public, remet les
dettes, partage des terres au peuple et à ses favoris, et affecte
d’être doux et affable envers tous… Mais quand il s’est débarrassé
de ses ennemis du dehors, en traitant avec les uns, en ruinant les
autres, et qu’il est tranquille de ce côté, il commence toujours par
susciter des guerres, pour que le peuple ait besoin d’un chef… Et
aussi pour que les citoyens, appauvris par les impôts, soient
obligés de songer à leurs besoins quotidiens, et conspirent moins
contre lui… Et si certains ont l’esprit trop libre pour lui
permettre de commander, il trouve dans la guerre… un prétexte de les
perdre en les livrant aux coups de l’ennemi. Pour toutes ces
raisons, il est inévitable qu’un tyran fomente toujours la guerre…
Et n’arrive-t-il pas que, parmi ceux qui ont contribué à son
élévation, et qui ont de l’influence, plusieurs parlent librement
soit devant lui soit entre eux, et critique ce qui se passe – du
moins les plus courageux ? … Il faut donc que le tyran s’en défasse,
s’il veut rester le maître, et qu’il en vienne à ne laisser, parmi
ses amis comme parmi ses ennemis, aucun homme de quelque valeur… ». Voici « expliqué de façon convenable le passage de la démocratie à
la tyrannie ».
Voilà aussi expliqué près de 2500 ans à l’avance le phénomène
d’Hitler. C’est le suffrage populaire qui l’a conduit au pouvoir,
avec toutes les séductions qu’il a exercées sur lui en une période
de grande crise économique et sociale. Après la dissolution du
Reichstag le 1er février 1933, il a obtenu aux élections du 5 mars
1933, 17 millions de voix, soit près de 44 % des suffrages ; le 23
mars suivant, le Reichstag lui a accordé les pleins pouvoirs pour 4
ans. C’en était fini de la démocratie. Ont été conjuguées des
élections démocratiques et une délégation de pouvoirs comme on en a
constaté ailleurs, pour étouffer la démocratie.
C’est la preuve que la démocratie ne se limite ni au suffrage
populaire ni à une assemblée parlementaire. C’est la preuve aussi
que la démocratie peut conduire à la tyrannie. Platon nous a en
avait averti.
Il n’avait pourtant pas tout prévu. La démocratie peut aussi sortir
renforcée de la crise.
Le renforcement de la démocratie
Lorsqu’elle a surmonté la crise, la démocratie se trouve
affermie. Elle l’est particulièrement lorsque c’est un processus
démocratique qui en lui-même permet de sortir de la crise (1.2.2.1). À
l’issue de la crise, son état se trouve consolidé (1.2.2.2).
La solution de la crise par la démocratie
La solution de la crise par la démocratie se réalise
lorsque c’est le recours au peuple qui permet de rompre
l’enchaînement de la crise.
On en a un exemple avec la dissolution de l’Assemblée nationale
prononcée par le Général de Gaulle le 30 mai 1968 pour résoudre la
crise sociale marquée par les désordres universitaires et la grève
générale. Après avoir envisagé « toutes les solutions », le
Président de la République a retenu celle qui, provoquant de
nouvelles élections législatives, donnait la solution au peuple :
effectivement, l’élection d’une large majorité favorable au
Président a permis le recours au calme et la restauration de
l’autorité de l’État et de son chef.
Le précédent de la dissolution de la Chambre des députés le 16 mai
1877 avait conduit au résultat inverse. La crise n’était pas sociale
mais purement politique, consistant en une forte opposition entre le
Président et la Chambre qui avait été élue en 1876. Les nouvelles
élections ont renforcé la majorité opposée au Président : celui-ci,
après s’être d’abord soumis, a fini par se démettre (1879).
La solution de la crise actuelle en Belgique, qui oppose Flamands et
Wallons sur l’organisation même du Royaume et les attributions de
ses composantes régionales et communautaires, se trouvera peut-être
dans de nouvelles élections.
La solution de la crise par la démocratie peut être plus indirecte
dans l’ordre économique et financier. Il ne s’agit plus alors de
trancher un conflit mettant en cause les pouvoirs publics eux-mêmes,
mais de trouver des remèdes à une dégradation de la situation
économique et financière. L’élection ne suffit pas à relancer
l’activité économique, à créer des emplois, à combler le déficit. Mais elle peut conduire à désigner des dirigeants pour entreprendre
une politique nouvelle, avec des mesures propres à résoudre la
crise. Le cas de New Deal, plusieurs fois évoqué déjà, peut être
repris : l’élection de F.D. Roosevelt en 1932 a permis la
réalisation d’une politique économique et financière à rebours de
celle de ses prédécesseurs, destinée à remédier aux conséquences de
la crise de 1929 ; le choix des électeurs a clairement été effectué
en ce sens. On ne peut pas dire exactement que c’est la démocratie
qui a apporté la solution à la crise, mais elle y a contribué.
Le phénomène pourrait-il se reproduire pour la crise économique et
financière actuelle ? En Islande, à la suite de la crise de 2008 et
de l’effondrement du système bancaire, deux votations ont été
organisées : des élections législatives en avril 2009, un référendum
en mars 2010. Les Islandais ont massivement rejeté le plan de
remboursement de la dette bancaire. Ce qui a pu être fait dans un
petit pays (300 000 habitants) n’est sans doute pas reproductible
dans un grand. Et le refus de régler ses dettes n’est sans doute pas
la meilleure solution pour résoudre une crise financière.
La situation renforcée de la démocratie après la crise
La situation de la démocratie après la crise peut se
trouver renforcée par la capacité qu’elle a démontrée de surmonter
la crise. On peut l’observer pour les institutions et pour les
valeurs démocratiques.
Aux États-Unis, l’Union est sortie renforcée de la guerre de
Sécession, non seulement dans son existence même, mais dans ses
institutions démocratiques.
En France, le régime de la IIIe République, qui s’était
progressivement imposé à partir de 1875 mais dont le destin pouvait
être douteux, est sorti victorieux de la guerre de 1914–1918, non
seulement dans l’ordre international mais dans l’ordre interne : il
a paru définitivement établi (mais la guerre de 1940 l’a emporté
quelque 20 ans plus tard : c’était une consolidation temporaire). On
peut formuler des observations analogues pour la Ve République : son
établissement par référendum en 1958 a permis, non seulement de
surmonter la crise de régime née des événements d’Algérie, mais de
donner au pouvoir une assise démocratique large et des institutions
démocratiques solides, comme l’ont montré encore les élections
législatives de juin 1968 à la suite de la crise de mai (v.
supra ).
En Espagne, le rapide échec de la tentative de putsch du 23 février
1981 a définitivement assuré l’autorité de la nouvelle démocratie
espagnole.
De la Grande-Bretagne, on peut reconnaître que la solidité des
institutions est telle que la démocratie n’a jamais été éprouvée par
des crises et que sa capacité à y faire face a manifesté sa force,
si ce n’est entraîné son renforcement : dans les deux guerres
mondiales et dans les crises économiques et financières d’avant la
seconde et d’aujourd’hui, le jeu démocratique s’est déroulé
normalement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de
changements. Mais les institutions n’ont pas été ébranlées.
Les valeurs démocratiques, essentiellement la liberté et l’égalité,
sortent également renforcées des crises.
Le meilleur exemple est encore celui des États-Unis après la guerre
de Sécession. En vertu du 13 e
amendement, ratifié le 18 décembre 1865, « il n’existera, dans toute
l’étendue des États-Unis ou dans aucun lieu soumis à leur
juridiction ni esclavage ni servitude forcée… » : c’était désormais
assurer aux Noirs leur liberté. Avec le 14e amendement, ratifié le
28 juillet 1868, « tout individu né ou naturalisé aux États-Unis et
soumis à leur juridiction est citoyen des États-Unis et de l’État où
il réside ». C’était assurer aux Noirs à la fois la citoyenneté et
l’égalité, au moins en droit. Il faudra encore d’autres mesures pour
que leurs droits soient pleinement et effectivement reconnus (lois
sur les droits civils de 1875, 1964). Mais au moins la victoire de
la Fédération a permis d’élargir le champ des principes essentiels
de la démocratie.
Elle vient en contrepoint des réformes adoptées à Athènes : en 451,
pour ne reconnaître comme citoyens que les Athéniens nés de père et
mère également athéniens ; en 411 (coup d’État des Quatre-Cents),
pour réduire le corps des citoyens admis à l’ecclesia à ceux qui
étaient capables d’entretenir leur armement ; puis en 400 (les
Trente tyrans), à ceux qui appartiennent aux deux classes
censitaires supérieures – mais le peuple a pu rétablir la vraie
démocratie jusqu’à ce que la cité perde son indépendance.
Athènes donne ainsi la preuve que la démocratie n’est pas assurée
d’être définitivement acquise.
Du moins l’époque moderne nous donne-t-elle aussi la preuve qu’elle
n’est pas nécessairement abattue par les crises.
Bien plus, elle a pu s’établir sur les ruines de régimes autoritaires
ou totalitaires, comme le montrent aujourd’hui les pays de l'Est et
du Sud de l’Europe après des crises plus ou moins violentes. L’organisation de « la cité, communauté d’hommes libres » « en vue
de l’intérêt général », selon les formules d’Aristote
[30] , doit
permettre de l’assurer en toutes circonstances, quelle qu’en soit la
gravité.
Avec les Erinyes et Athéna on peut s’accorder pour dire dans tous les
cas : « ne consent pas plus à vivre dans l’anarchie que dans le
despotisme… Ni anarchie ni despotisme, c’est la règle… »
[31] . C’est
aussi un équilibre que les crises rendent fragile. Comme Sisyphe, il
faut toujours recommencer.
Footnotes
Note 1
Politique , III.VI.2.
Note 2
Politique , VI.II. 1 et s.
Note 3
Politique , VI.IV.1 et s.
Note 4
Thycydide, La guerre du Péloponnèse , II.35.
Note 5
La guerre du Péloponnèse , II.40.
Note 6
La guerre du Péloponnèse , II.39.
Note 7
La guerre du Péloponnèse , II.41.
Note 8
La guerre du Péloponnèse , II.41.
Note 9
La guerre du Péloponnèse , II.65.
Note 10
La guerre du Péloponnèse , II.63.
Note 11
Aristote, Politique , II.IX.22.
Note 12
7 mars 1819.
Note 13
6 janvier 1936, United States v. Butler .
Note 14
12 avril 1937, National Labor Relations Board v. Jones
& Laughlin Steel Corporation .
Note 15
Thucydide, La guerre du Péloponnèse , II.65.
Note 16
La guerre du Péloponnèse , II.65.
Note 17
Lois du 16 octobre 2008, du 30 décembre 2008, du 4 février 2009, du 17
février 2009.
Note 18
En France on peut décompter une dizaine de décrets pour la relance de
l’économie pendant la même période.
Note 19
Loi du 27 novembre 1914.
Note 20
Loi du 22 mai 1915.
Note 21
Lois du 18 mai 1917, du 15 juin et du 22 juillet 1917, du 10 août
1917.
Note 22
Loi du 3 août 1914.
Note 23
Loi du 5 août 1914.
Note 24
Lois du 17 mars, 29 mars, 30 mars 1915, 28 septembre 1916.
Note 25
M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel ,
2 e éd., Paris, Sirey, 1929, p.
450.
Note 26
Loi du 14 août 1954.
Note 27
Thucydide, La guerre du Péloponnèse , II.65.
Note 28
19 octobre 1962, Canal .
Note 29
La République , VIII.564–569.
Note 30
Politique , III.VI.11.
Note 31
Sophocle, Les Euménides .