La forme classique à l’âge de l’instrumentalisation du beau
L’idée directrice, ou plutôt l’hypothèse retenue, de cette
intervention, touche à un sujet auquel, permettez-moi de l’avouer, je reste,
depuis quelque temps, assez sensible.
Elle consiste en une suspicion, peut-être peu orthodoxe sinon hérétique, selon
laquelle il est bien probable que c’est l’apparence formelle de l’expression
classique et en particulier ses éléments
eidétiques qui, sous
certaines conditions, peuvent conduire à l’élaboration et à l’émergence d’un
discours dominateur .
Nous entendons, par discours dominateur, une rhétorique architecturale qui, à
partir du moment où elle se « monumentalise », s’empare de l’esprit et entrave
le développement de la manière critique de penser à son égard.
Le cadre—le champ topique et le temps au sens de l’époque culturelle—dans lequel
on pourrait, à titre d’exemple, se référer, est le XIXe siècle. Défini d’une
façon plus au moins qualitative, il ne débute pas et il ne s’achève pas dans ses
contours chronologiques officialisés. Il reste conditionné par une partie de la
période qui l’a précédé alors qu’il se réfugie, par ses suites, par ses
survivances, dans plusieurs expressions du XXe siècle.
Les frontières des siècles, en tant que confins référentiels, doivent être
traitées en perspective ouverte et en même temps avec la plus grande prudence. Elles marquent des périodes, elles balisent des choses, mais elles ne dissocient
pas les évènements ou même les idées qu’on pourrait tenir pour apparemment
distinctes. Le cantonnement des réalités facilite la pensée paresseuse mais il
blesse la continuité relative, latente ou manifeste. Par conséquent, la saisie
du classicisme usurpé ne correspond tout à fait ni à une « Époque » qu’on lui
accorde d’habitude, ni à une géographie culturelle originaire et délimitée une
fois pour toutes. C’est donc dans une enceinte aux contours indéfinis, mal
défendue, puisque doublement élargie, que nous allons déceler les messages
classicistes qui nous intéressent. L’évaluation se fait sur le critère de ce
qu’on a appelé, déjà avant la guerre,
esthétisation politique . En
tant que phénomène cette dernière n’atteint pas seulement le style classique. C’est un processus qui, indépendamment de la terminologie qui chaque fois le
désigne ou de la valeur évoquée qui l’instrumentalise, consiste en une astuce
visant le détournement de l’esprit vers une interprétation attirante mais
fallacieuse de la réalité concernée. L’esthétisation du pouvoir, le «
kallunein » selon Platon, à savoir la
finesse trompeuse pour que quelqu’un en tire profit, s’exprime par une grande
variété d’inventions. La communication politique recourt très souvent à de
telles ruses, afin de produire des comportements, et même des attitudes,
favorables à ses projets.
Les formes appropriées de cet embellissement dépendent chaque fois du but
recherché, ainsi que de l’intention, plus au moins inavouée, de celui qui fait
appel à cette technique alors que l’état d’âme du public, de l’audience visée
(auditoire/spectateur), doit être pris en considération pour que l’opération
soit ajustée à ses prédispositions mentales et culturelles, parfois même …
cultuelles.
Concernant le sujet propre de notre intervention on pourrait se poser de nouveau
la question initialement émise :
Serait-il inhérent à l’apparence
formelle de l’expression classique de permettre, sous certaines conditions,
de forger un discours de « sur-pouvoir » ?
Pour qu’un tel résultat d’esthétisation politique—souvent en rupture avec le
genius loci —soit obtenu, il aurait fallu que la forme classique
soit « traitée ». Traiter signifie mettre ses éléments eidétiques et
constitutifs sous
tension stylistique .
Ainsi, l’harmonie analogique classique se détourne vers un
analogisme ferme et impératif, l’aspect rectiligne, un principe
plutôt tendancieux que normatif, se traduit en une métaphore de
rectitude … « éthique », alors que la chromatique, toute blanche
de pierres décolorées, mais par l’action du temps, s’élève en symbole
d’Identité purifiée, emblème latent rejetant toute fusion
d’éléments hétérogènes.
Acculturées à l’adoration d’un tel style dévié et « romantisé », des couches
sociales entières des trois derniers siècles en Europe, et même ailleurs, se
sont habituées à repousser instinctivement, comme décadente, toute forme de
plasticité archaïque, moderne ou abstraite. En créant des vastes zones
d’appartenance identitaire, elles adhéraient à des doctrines prônant le
« régulier », menant à l’
ordre exalté en tant que valeur en soi, le
direct fleurant le
rapide , la « vélocità » plus tard, un des
aspects d’un certain futurisme « politique » mécanisé, et le « pur » faisant
allusion à l’
eugénisme et par là au racisme. Cette corrélation
« totale » – qui pourrait paraître trop linéaire—sur l’instrumentalisation
sociopolitique du beau, n’était pas sans implications, souvent pas très
heureuses.
Les grands défilés de l’entre-deux-guerres—trop doriques, qui ont pris un degré
de précision troublante par la suite chez certains régimes, faisant allusion au
parfait, au «
άψογον »,
à l’irréprochable—continuent à créer par la raison manifeste un sentiment
dionysiaque latent.
L’esthétisation classiciste en tant que discours, ainsi détourné de l’ordre
classique, et utilisée comme instrument de communication politique, se réalise
sur la base d’une suggestion prolongée sur une période restée au-delà de tout
soupçon. Elle renvoie, et fait appel à une croyance sur le caractère
incontestable de la valeur profonde de l’ordre évoqué ainsi sacralisé. Cependant
cet « incontestable » fait obstacle à la critique pouvant s’adresser non
seulement à la forme déviée mais surtout au message inséré et protégé dans
l’image de cette même forme.
À partir de cette hypothèse, concernant la fonction éventuelle des éléments
formels et eidétiques précédemment énoncés, je me permets de procéder à trois
interrogations secondaires:
- Du fait que l’esthétisation classique, le « kallunein » du pouvoir, a été opérée sur la base d’un art
parfaitement … fini touchant à l’inimitable, est-ce que cette usurpation
nous conduirait à une conclusion plus contenante, plus générale ? À savoir
que cela, le recours légitimateur, n’est pas seulement valable pour l’art
classique mais pour tout grand art. Sous la condition que ses
éléments soient toujours traités, tout grand art peut encore servir dans
notre monde actuel à la production de sur-pouvoir soit sur le plan
institutionnel (régime politique) ou essentiel (comportement politique
autoritaire) qui, très souvent, sur-détermine le premier.
- Dans quelles circonstances politiques, dans quels paramètres
socio-culturels et socio-économiques, de tels phénomènes se produisent-ils
et où l’on ne voit pas les gens se promener mais plutôt défiler accompagnés
des trompettes trop… rectilignes ? Et dans quels moments historiques de
telles esthétisations insidieuses peuvent être favorisées étant donné qu’il
n’existe pas de style anodin ?
- Si cela est vrai, pourrait-il interroger notre devoir, notre obligation,
en tant que citoyens avertis, de réfléchir sur tout grand style chaque fois
que la politique y a recours ? En d’autres termes une
surveillance de l’usage du beau semblerait-elle possible ?
Une telle précaution serait-elle acceptable dans un monde de liberté ? Ne
pourrait-elle pas entraver la liberté d’expression au nom d’une action
préventive ? Pour en juger ne faudrait-il pas savoir, et d’avance, en quoi
consisterait cette surveillance ? Et enfin par qui serait exercée une telle
prophylaxie ?
Je me pose toutes ces questions sans avoir la bonne réponse. Mon intention est de
remettre en valeur un danger qui se réactualise de plusieurs façons et qui ne me
paraît pas tout à fait écarté. Surtout si on regarde ce qui se passe
actuellement autour de nous et notamment en corrélation avec un certain usage de
la religion et de sa « traduction » nationalisée et mythifiée. C’est-à-dire que
ce phénomène évoqué d’usurpation culturelle ne concerne pas seulement la période
de l’entre-deux-guerres ; il peut d’ailleurs prendre chaque fois des formes
d’intensité diverses et parfois même difficilement détectables.
Ils existent actuellement des peuples qui se cantonnent derrière des styles
« esthétiques » mettant en valeur des croyances intouchables. Le fondamentalisme
n’est-il pas un
réductionnisme mental fuyant toute autre conception
métaphysique tout en transformant la sienne en hiérophanie, en une sorte de
légalité sociale au-delà de tout système des valeurs internationalisées ?
Toutefois, et à titre de conclusion, je voudrais relativiser le danger et dire
que ce n’est pas l’instrumentalisation du beau qui est, à elle seule, à
l’origine de la sape de l’esprit critique. D’autres astuces de communication
politique, dont nous sommes des bons inventeurs et de bons récepteurs, exigent
que notre faculté de douter soit toujours en éveil. Mais cela implique, ou
plutôt présuppose, que nous sommes « socialisés » dans et par cette manière de
penser, qui nous permet de réagir très tôt à de telles opérations. Car la
démocratie, soit comme régime abstrait soit comme gouvernement concret, nous
demande de prendre toujours place pour un face à face avec le pouvoir. Elle
exige notre opposition à toute certitude et surtout à toutes les théologies même
si elles se présentent par l’intermédiaire d’un beau confisqué.
Et cette opposition n’étant pas toujours politique, elle pourrait se faire par
l’intermédiaire de la culture. On ne devrait pas oublier que chaque culture,
chaque groupe conserve son quant-à-soi et défend son identité tout en
recontextualisant les biens importés.
Les cultures restent ouvertes dans la mesure où elles ne deviennent pas
imposantes, même quand elles se pensent fermées, alors qu’une culture qui
devient « chapelle » perd une partie de sa plasticité naturelle avec des
conséquences parfois néfastes.
À l’égard de toutes ces déviations et falsifications, il est certain que la
responsabilité des intellectuels—terme inventé par Clemenceau—devrait être
affirmée pour que les éléments eidétiques de l’art et surtout du grand art ne
soient pas mis sous tension. Parce que « si c’est l’opinion qui gouverne le
monde -écrivait Voltaire à d’Alembert, c’est à vous de gouverner
l’opinion ».
Trop orgueilleux ? Peut-être.