Différence non diversité: Les Grecs du Moyen Âge face aux autres
Européens
Le couple philosophique identité/différence, normalement
appliqué aux sciences « dures », revêt une importance majeure dans la réflexion
philosophique. Son application aux sciences sociales, entraîne une série de
définitions aux conséquences très importantes dans la construction des sociétés. Une fois défini ce qui est « identique » à moi, je peux définir ce qui est
« différent », et l’extension de ces concepts sur le plan d’une société porte
inévitablement à la définition du « nous » par rapport aux « autres », pour
parvenir enfin à la détermination d’un ensemble de valeurs qui régissent les
« nous », valeurs que nous ne retrouvons pas auprès des « autres », avec toutes
les conséquences sur les relations entre populations. Ce n’est pas un hasard si
aujourd’hui nous mettons l’épithète « identitaire » en relation avec le
substantif « identité » ; cette application est plutôt récente, car, selon le
Dictionnaire Robert, cet adjectif serait entré dans la langue française autour
de 1975, et pour cause : la référence à l’ « identitaire », fruit des angoisses
de notre époque, n’est que le résultat d’une entorse faite au binôme
identité/différence : en effet, l’identitaire, qui relève de l’identité
‘nationale’, ‘ethnique’ ou ‘culturelle’ (et naturellement ‘individuelle’), n’est
que l’application ultime du concept de l’identité considérée par opposition à la
différence, à savoir aux « autres » que nous ne sommes pas.
Pour mieux cerner ce que nous pouvons comprendre de l’opposition « identité /
différence », il nous faut avoir recours à Aristote : « Tout ce qui est
différent de quelque chose, est toujours différent pour quelque chose, au point
qu’il doit nécessairement y avoir quelque chose d’identique pour laquelle ils
sont différents » (
Métaphysique , 1054bn 25s :
τὸ δὲ διάφορον τινὸς τινὶ διάφορον, ὥστε ἀνάγκη ταὐτό τι
εἶναι ᾦ διαφέρουσιν ). La définition primaire est en relation avec
les sciences précises, et l’adjectif dérivé d’ « identité » est justement
« identique », comme le passage d’Aristote nous l’indique (
ταὐτό ). A partir de cette considération, en
appliquant le concept d’identité aux sociétés, nous avons un éventail de
possibilités, qui ne se limite pas à la seule définition d’ « identitairiété »
(je m’excuse pour le néologisme) : la possibilité qui nous est offerte est celle
d’une échelle de valeurs ou l’opposition n’est pas seulement le « moi » et l’
« autre », mais aussi, par exemple le « semblable », qui se trouve plutôt en
couple d’opposition avec la « diversité ». A ce propos nous avons affaire à une
difficulté de la langue française, où l’adjectif normalement appliqué pour
indiquer la « différence » et celui que nous utilisons pour définir la
« diversité » est, dans les deux cas, « différent » (« divers » est très peu
utilisé en ce sens), tandis qu’en italien, par exemple, le « diverso » est bien
autre chose que le « differente ».
En première instance, nous devons donc expliquer en quoi consiste la nuance entre
« différence » et « diversité », et par conséquence, dans le cadre des sciences
humaines et des rapports sociétaires, si les individus qui sont « dans la
différence », sont autres par rapport à ceux qui sont « dans la diversité ». La
définition d’Aristote, en ce sens, est claire, car — toujours par rapport aux
« nous » — ceux qui sont « dans la différence » doivent avoir un point en commun
avec nous, une origine commune, qui est le
γένος ou l’
εἶδος , selon la
même définition du Stagirite, ceux qui n’ont pas ceux qui sont « dans la
diversité ». Cela est valable aussi pour les sciences naturelles, car la
biodiversité n’est pas la « biodifférence », mot qui justement n’existe pas. Pour mieux cerner ces subtils jeux linguistiques, nous pouvons nous aider par un
autre jeu, celui des antonymies. Certes, à la fois « différent » et « divers »
s’opposent à « identique », mais simplement par le fait que « divers », dans
l’acception commune, est souvent remplacé par le mot « différent ». Or, leurs
antonymes les plus prégnants ne sont clairement pas les mêmes.
La différence et la diversité se situent dans un ensemble où les contraires
jouent un rôle primordial. Au couple différence/identité, s’ oppose le couple
diversité/similitude ou diversité/ressemblance, ou encore les couples
diversité/conformité et diversité/égalité. Ainsi, le premier couple
(différence/identité) nous renvoie nécessairement à la définition
aristotélicienne, selon laquelle la différence s’installe dans le temps, en
partant d’un point commun, tandis que l’ensemble des antonymes de la diversité
(ressemblance, similitude, conformité, égalité) nous renvoie à l’élaboration
sociétaire de l’humain, telle qu’elle a eu lieu depuis les Lumières, héritage
français par excellence. Mais ils ne nous renvoient nullement à l’idée de
l’identité, ni « numérique » ni « spécifique », telle qu’Aristote l’avait
établie. De cette manière la différence finit par former un couple d’opposés
avec la diversité, car, une fois défini ce qui est « différent », il faut bien
expliquer en quoi consiste le « divers », ce qui a de lourdes conséquences dans
les rapports sociaux entre individus et entre communautés diversifiées. Je suis
« dans la différence » par rapport aux autres, car tout en partageant les mêmes
principes, je suis une entité à part ; mais je suis « dans la diversité » par
rapport aux autres, si je ne partage pas les mêmes attitudes ou les mêmes
valeurs, si mon point de départ ne coïncide pas avec celui des autres.
Inévitablement, la fixation du point commun décide si je suis « dans la
différence » ou « dans la diversité », et ce point commun peut varier au gré des
acquis sociaux et des discours, qui ne sont que des représentations : en ce qui
concerne l’être humain, le blanc et le noir n’étaient pas censés jadis avoir de
points communs, et on a longtemps discuté sur l’existence ou non de l’âme des
autochtones de l’Amérique du Sud ; les comportements de l’hétérosexuel et de
l’homosexuel, tout en appartenant au même groupe humain, étaient jadis
considérés en opposition, car les uns sont conformes au divin, les autres au
diabolique ; même dans le cadre de la même religion, le christianisme par
exemple, les hétérodoxes, ou hérétiques, relèvent du diabolique, ils ne sont pas
comme les autres, mais ils se trouvent dans la « diversité » : sur ce point je
reviendrai par la suite.
Si aujourd’hui la pensée moderne et notamment anglo-saxonne porte une attention
particulière à la diversité, au nom aussi du « political correct » (l’une des
déviations comportementales les plus désastreuses dans les relations humaines),
la différence est toujours plus difficile à intégrer, car elle se rapporte à des
bases communes qui ne sont pas mises en doute. La diversité peut être intégrée
étant donné qu’on retrouve dans ses antonymes les raisons de l’accepter : le
« divers », celui qui est dans la diversité, n’est pas comme nous, et je lui
reconnais le droit d’exister, de s’exprimer, au nom de l’égalité (l’antonyme de
la diversité). Il me ressemble, il est semblable à moi, mais il est autre chose,
et — au mieux — je lui reconnais le droit d’exister. La diversité me permet de
garder les distances, tout dans la certitude que nous ne sommes nullement
identiques : l’« autre » n’est pas comme moi, je l’accepte (je suis
progressiste) ou je le combats (je suis conservateur), mais je ne m’identifie
nullement à lui, car son système de valeurs n’est pas le mien. Par contre, je
n’ai pas de raisons de combattre celui qui est dans la différence, je ne peux
pas appliquer contre lui des catégories comme par exemple la non-humanité ou
l’esprit diabolique, car notre point de départ est commun et il n’y a pas de
différenciation substantielle : nous sommes tous différents les uns des autres
(différence personnelle ou individuelle), mais nous sommes identiques, car nous
appartenons au même groupe. Ceux qui sont dans la diversité, pour des raisons
que le groupe dominant décidera en fixant le point commun du « nous », sont
« autres », ne partagent pas les mêmes principes, auront d’autres points de
repère (le diabolique, par exemple), qui ne les amèneront jamais à l’identique :
leur acceptation sera faite au nom de la « tolérance », et on leur accordera le
statut d’égaux, jamais d’identiques.
Prenons quelques exemples, en laissant de côté celui de la femme : il se peut que
je l’accepte, si je considère sa diversité par rapport à moi, tout en
reconnaissant que nous sommes égaux ; lorsqu’elle réclame ses droits et sa
différence, en en appelant à l’identité, l’acceptation devient plus difficile,
et je ne suis pas prêt à lui reconnaître un rôle identique, mais différent, du
mien. Plus probant à mon sens est le cas de l’homosexuel. J’accepte sa
diversité, tant qu’il reste « divers » de moi, et je suis prêt à l’intégrer dans
ma culture en lui reconnaissant le droit à l’égalité ; en effet, si je suis
conservateur, je considérerai ses choix comme des non-valeurs, en niant son
droit à l’égalité. Si je suis progressiste, fils des Lumières, je lui accorderai
l’antonyme de sa diversité, à savoir la ressemblance, la similitude, la
conformité, mieux encore, l’égalité. Cependant je ne suis pas prêt à lui
reconnaître le droit d’être comme moi, car je ne lui accorde pas le privilège
d’être identique à moi, car j’aurais fixé le point commun des « normaux » qui
servira à exclure l’homosexuel (et j’aurai en conséquence le plus grand mal à
définir le bisexuel). Il en va de même avec les noirs ou les musulmans : ils
sont « autres », je les accepte, mais leur culture, leur façon de l’exprimer,
leur expression culturelle et même physique restent « diverses » de la mienne,
ils n’appartiennent pas à la différence, mais à la diversité, et ils ne seront
jamais « identiques » à moi ; ils ne relèvent pas du point commun que j’aurai
établi au moment où je dois établir en quoi consiste leur « être autre ». En
fils des Lumières, je serai tolérant envers la diversité, ouvert jusqu’à leur
accorder l’égalité, le contraire de la diversité, mais jamais l’identité, car
cela signifierait les considérer différents, et donc identiques à moi. Par
l’acceptation de la diversité, au nom donc de l’égalité, je cultiverais ma
« tolérance », mot abominable s’il en est, tandis que par l’acceptation de la
différence je serais parvenu à voir l’« autre » en tant qu’identique, sans
besoin de le tolérer.
Si nous appliquons le binôme différence / identité en première instance aux
rapports entre les individus organisés en sociétés, l’effort de compréhension
doit être porté sur la reconnaissance de l’identique qui rend les différences
possibles, tout en étant conscients que la matrice de la différence est le
développement dans le temps, et que ce développement doit être attentivement
observé pour mieux cerner ses articulations. En byzantiniste que je suis, je ne
peux tourner mes réflexions que sur la société grecque médiévale, qui — à mon
sens — représente un cas typique auquel la définition d’altérité, ou, si l’on
préfère, de diversité, a été à tort appliquée de façon à ne pas employer le
concept de différence, qui aurait pu permettre d’insérer le monde byzantin dans
sa juste position, à côté des autres civilisations médiévales constitutives de
l’Europe moderne. En reconnaissant l’altérité de Byzance, sa diversité,
l’Occident a pu se passer des compromis qui auraient permis une interaction
féconde, et adopter une attitude de conquérant, visant à spolier Byzance et à la
réduire à une déviation de l’histoire ‘juste’, plutôt qu’à admettre sa
différence, ce qui aurait mis en question les structures du vainqueur.
Cette attitude face aux Byzantins et à leur civilisation, est une constante à
travers les siècles : les contrastes avec l’Occident naissent pour des raisons
économiques et politiques, mais ils prennent assez vite les couleurs de
l’opposition religieuse, de l’hérésie, avec les appels à la soumission au seul
ordre juste : il fallait que les Byzantins soient égaux aux Catholiques. Mais
cette attitude qui voulait considérer les Byzantins comme étant dans la
diversité, comme des êtres qui étaient animés par des comportements d’origine
« autre », même diabolique, a été de quelque façon poursuivie même auprès des
byzantinistes de l’époque récente : dans le souci d’intégrer la civilisation
byzantine au concert des civilisations européennes, on a voulu à tout prix
retrouver à Byzance les mêmes attitudes qu’avaient leurs contemporains italiens
ou français, dans le but d’étouffer toute diversité. Je donnerai un exemple de
cette attitude, pour voir quelles sont les manières de voir l’ « autre », ce qui
seulement à la fin pourra éventuellement nous servir de discours sur l’identité
et la différence en termes identitaires, comme le veut la pensée actuelle.
Comme on le sait bien, l’Empire romain s’était divisé en deux parties,
l’orientale et l’occidentale, dès le IVe siècle, suite aux réformes de
Dioclétien. Le processus de division s’achève dans la période suivante, après
les tentatives de réunion de Théodose, la chute de Rome en 476, la faillite de
la politique expansionniste de Justinien au VIe siècle : la partie orientale de
l’Empire continue son existence jusqu’au XVe siècle, lorsque l’Empire que nous
définissons de byzantin, disparaîtra victime des assauts brutaux des Occidentaux
et des Ottomans. Mais en dépit de ses origines communes, l’Europe connaît une
division cruelle, entre une partie occidentale, liée à la papauté d’abord, au
rêve de la reconstruction de l’Empire romain ensuite, dans des conditions
sociales très mouvantes, avec un conflit assez fort à partir des XIe–XIIe
siècles entre une bourgeoisie combattante et une aristocratie liée à la terre,
et une partie orientale, très attachée à l’idée de la continuité de l’ancien
Empire, dont elle se sent non pas l’héritière, mais la continuation légitime,
une Église soutien idéologique de l’État, une économie surtout agricole, gérée
par une classe de riches propriétaires fonciers, avec parfois un conflit entre
aristocratie et fonctionnariat. Certes, les prémisses culturelles et
idéologiques sont les mêmes, la pensée chrétienne et la philosophie aussi, les
deux parties se réclamant de la même identité culturelle. Mais la différence
s’instaure et se développe dans le temps et l’espace, au point d’avoir des
conceptions divergentes à propos du positionnement de l’homme dans la
création.
Pour parler des différences entre les deux civilisations européennes,
l’occidentale et l’orientale, je parlerai de l’un des aspects les plus marquants
de la civilisation européenne, à savoir celui de Renaissance, car il est à
l’origine d’une réflexion sur l’homme et la société qui a eu des conséquences
majeures dans notre façon de concevoir l’histoire et l’individu, et parce qu’il
comporte aussi une différente conception du temps.
Il ne fait aucun doute que le mouvement intellectuel que nous appelons
‘Renaissance’, a été l’une des réflexions sur l’homme les plus importantes de
l’histoire non seulement européenne, mais mondiale. Si aujourd’hui nous
soulignons davantage les aspects artistiques de la Renaissance, plutôt que sa
portée anthropologique et philosophique, nous ne devons pas oublier l’impact
qu’elle a eu sur l’évolution des sociétés dans le Vieux Continent. Certes, le
développement de l’art a eu des conséquences majeures dans la présentation des
nouvelles conceptions élaborées dans des circuits savants, en Italie d’abord et
dans toute l’Europe ensuite. Ces conséquences ont été aussi économiques et ont
accompagné la croissance italienne et sa représentativité dans le concert des
États. Mais la question artistique, question sans doute essentielle, a été
précédée ou côtoyée par une nouvelle façon de considérer les rapports entre les
individus et le positionnement de l’homme non seulement par rapport aux autres
êtres humains, mais aussi par rapport à Dieu, c’est-à-dire en tout ce qui
concerne la sphère morale et la responsabilité de l’homme. Une fois bouleversé
le rapport vertical qui lie l’homme à Dieu, une fois recentré son positionnement
de façon horizontale par rapport aux autres, la voie était ouverte pour toute
reconsidération de l’action humaine : c’était le chemin vers les Lumières et
l’encyclopédisme, deux des principes fondamentaux de notre façon de concevoir la
réalité. Une nouvelle forme de pensée avait été créée, à laquelle les historiens
ont donné le nom d’‘humanisme’, pour souligner cette volonté de considérer
l’homme comme mesure des choses. Par le biais de ce recentrage, l’homme devient
aussi la mesure du temps, et le temps de l’humanité n’est plus le temps de Dieu
et de la création de l’homme, mais bien le temps de l’être humain, et son
histoire d’abord, avant qu’une nouvelle étape soit franchie : après le passage
du temps du Créateur au temps de la Créature, les humanistes avancent vers le
temps de la création sans son Créateur, jusqu’au développement des sciences
naturelles, cadre dans lequel l’homme perd à nouveau sa centralité, à la faveur
d’un naturalisme qui avance désormais vers le matérialisme et le
positivisme.
Si je prends en considération la Renaissance en tant qu’exemple pour parler de la
différence entre les deux parties de la chrétienté, c’est justement parce
qu’elle se manifeste au moment de l’effondrement de l’État byzantin, au bout de
la chaîne historique qui marque la différenciation de l’Est et de l’Ouest,
partis d’un point commun, l’Empire romain et sa pensée philosophique, et arrivés
à la fin du Moyen Âge avec une sortie philosophique et historique divergentes. Voyons donc ce qui se passe dans l’Empire byzantin en ce qui concerne la
Renaissance, parce que je pense que la recherche contemporaine, en voulant nier
les différences a porté l’ultime trahison à civilisation byzantine, par le biais
d’une assimilation qui naît de nobles intentions, celles de reconstruire sur le
papier une unité démentie sur le terrain : face à la différence, nous pouvons,
comme je l’ai dit, recourir à son effacement ou à la proclamation de la
diversité, à la seule fin de ne pas assumer l’identité de l’Autre qui mettrait
en question le soi, par un jeu pervers de miroirs.
Contrairement à ce que nous pourrions imaginer, parler de mouvements humanistes à
Byzance n’est pas entreprise aisée : selon une idée reçue, Byzance est par
excellence la civilisation de la continuation et de la reprise de la culture
classique, qui est son véritable point de repère, et tout au long de son
histoire millénaire, elle a sauvegardé et utilisé les textes des auteurs
anciens, avant de les transmettre aux autres civilisations, les Arabes d’abord,
les Occidentaux ensuite, déterminant de la sorte la naissance du mouvement
humaniste italien.
La difficulté est d’autant plus grande, que l’idée d’un humanisme à Byzance est
aussi présente auprès des byzantinistes, et il vaut la peine de signaler que
l’un des chefs-d’œuvre de la byzantinologie moderne est une étude réalisée en
France par Paul Lemerle en 1971, qui porte justement le titre de « Le premier
humanisme byzantin ». Or, d’un côté ce livre a marqué depuis les recherches, qui
ont repris volontiers non seulement l’idée qu’un humanisme byzantin a vraiment
existé, mais aussi que cet humanisme a pris les couleurs de l’encyclopédisme,
qui en a représenté la forme la plus évoluée, et cela au Xe siècle. D’un autre
côté, l’idée d’un « premier » humanisme comporte la nécessité de l’existence
d’autres humanismes, et cela est lié au concept de Renaissance : on a parlé
d’abord de la Renaissance Macédonienne, du IXe au XIe siècle, précédée justement
par l’humanisme de la première moitié du IXe siècle, et ensuite d’une
Renaissance Paléologue, du XIIIe au XVe siècle, qui aurait donné naissance au
mouvement humaniste italien. Par la suite, on a observé que l’époque des
Comnènes, le XIIe siècle, est aussi marquée par une Renaissance, concept qui de
quelque manière pourrait être appliqué même à la période de Justinien, le VIe
siècle : de cette manière Byzance connaît une série de Renaissances à couper le
souffle, et la seule période qui ne connaît pas de Renaissance ou d’humanisme,
le VIIe–VIIIe siècle, est justement définie de « siècles obscurs ». D’autre
part, je crois avoir démontré — et un récent congrès tenu à Louvain l’a bien
reconnu — que le concept d’encyclopédisme est très mal adapté à la réalité
byzantine. Reste donc à voir où nous sommes par rapport aux prétendus humanismes
des Grecs du Moyen Âge.
Bien entendu, il faudrait d’abord s’accorder sur la signification que nous
voulons donner au mot « humanisme », sur les valeurs dont il est porteur, car la
palette est très riche en couleurs, et prendre en compte toute la variété
qu’elle offre pour vérifier si nous pouvons l’adapter à Byzance est entreprise
impossible. Si nous considérons la définition donnée par Colucci Salutati, selon
qui l’humanisme promeut « tout ce qui est digne de l’homme et qui le rend
civilisé, en l’élevant au-dessus de la barbarie », bien évidemment elle ne
s’applique pas à Byzance et à ses mouvements culturels. Non que Byzance ait été
un monde barbare, bien au contraire : jusqu’à sa fin et avec des motivations
différentes, les Byzantins se sont toujours considérés comme les êtres les plus
civilisés du monde, et à maintes reprises ils ont manifesté leur mépris pour les
Occidentaux, qui à leurs yeux n’étaient que peu au-dessus des brutes. Mais parce
que Byzance n’a jamais eu besoin de promouvoir ce qui était déjà partie
intégrante de sa culture, de sa civilisation, de son identité, à savoir la
culture classique.
Comme point de départ pour un discours sur Byzance, nous pouvons prendre les
définitions données de l’humanisme par le Dictionnaire Robert :
- Théorie, doctrine qui prend pour fin la personne humaine et son
épanouissement ;
- Mouvement intellectuel européen de la Renaissance, caractérisé par un
effort pour relever la dignité de l’esprit humain et le mettre en valeur, et
un retour aux sources gréco-latines ;
- Formation de l’esprit humain par la culture littéraire classique ou
scientifique.
La deuxième de ces définitions, en rapport avec le mouvement né en Italie et
diffusé en Europe, auquel participèrent, il est vrai, des intellectuels
byzantins, ne nous concerne pas si nous parlons de Byzance : il s’agit d’une
expérience historique ponctuelle que Byzance n’a pas partagée. Par contre, les
deux autres définitions, qui se complètent, indiquent une réalité mal adaptée au
monde byzantin. En ce qui concerne l’épanouissement de la personne humaine, il
était confié d’une part à la religion et de l’autre à la culture, et cela
pendant tous les siècles du millénaire byzantin. Si la religion orthodoxe a une
dimension différente de la catholique dans le rapport homme/Dieu, rapport
beaucoup plus personnel et individuel que ce que prévoit la religion catholique
(là nous trouvons un autre marqueur de la différence), ce qui nous intéresse
dans le contexte des mouvements humanistes est le fait que l’épanouissement de
l’esprit humain se fait par le biais de la récupération de la culture classique. Nous pourrions même aller un peu plus loin dans la définition de l’humanisme par
rapport au sujet qui nous intéresse, et le limiter, à savoir le considérer
simplement comme l’intérêt porté à l’héritage classique et la volonté de le
faire renaître en opposition ou en complément aux valeurs de l’époque. Cet
héritage est aimé, recherché, imité, repris dans toute expression
artistique.
En ce sens, à Byzance la culture classique a toujours été intégrée dans le
contexte socioculturel de l’État. Les classes dirigeantes détenaient le contrôle
de la société non seulement du point de vue économique, mais aussi par le biais
de l’administration de la cour. Certes il y avait la classe des grands
propriétaires, qui géraient d’immenses régions, mais l’administration
centralisée byzantine n’a jamais cessé d’exister, et un fonctionnariat étatique
a toujours contrôlé la vie politique, au point que pendant l’âge d’or byzantin,
les Xe–XIe siècles, la classe des fonctionnaires s’est même trouvée en
opposition avec les intérêts des grands propriétaires, et une série de lois a
été promulguée pour limiter la concentration des campagnes dans les mains d’une
élite restreinte. Or, ces fonctionnaires étaient censés posséder une culture
supérieure, fondée sur la tradition classique, et ce sont eux qui assurent la
survie de la littérature de l’Antiquité. Leurs modèles littéraires sont lus,
recopiés et utilisés pour reproduire les modes expressives censées garantir la
stabilité et la pérennité de l’Empire, où toute innovation était condamnée dans
la théorie.
La différence par rapport à l’Occident se trouve justement ici : en Orient, la
continuité d’une administration centralisée et centralisatrice, véritable
pouvoir en exercice, pour achever ou peaufiner sa formation, utilise les
classiques, qui ne représentent donc pas une catégorie à découvrir, qu’il faut
se réapproprier, mais une constante pratiquée sans interruption depuis
l’Antiquité tardive. A cette administration participent aussi les membres du
clergé, non seulement parce que le clergé est un organe de l’administration,
mais aussi parce que très souvent les intellectuels se forment dans le cadre de
l’Église ou ils passent d’un statut à l’autre sans qu’il y ait discontinuité de
fonction.
Si nous considérons les écrivains qui ont laissé leur trace dans le panorama de
la littérature byzantine, nous ne sommes pas étonnés de voir que tous — ou
presque — ont travaillé dans le cadre de l’administration, civile ou religieuse,
même si cette différence entre les deux statuts s’adapte davantage à la réalité
occidentale qu’orientale. On peut ajouter à cela le fait qu’une bourgeoisie
marchande ou artisane n’a jamais vu le jour en Orient, dont l’économie était
fortement liée à l’exploitation des ressources agricoles, d’où l’absence d’une
culture alternative à celle qui était pratiquée par les membres de
l’administration. Le cas de Psellos, grand intellectuel du XIe siècle, est en ce
sens exemplaire. Né d’une famille non aisée, il suivit une formation auprès
d’instituteurs privés, et cela grâce aux efforts de sa mère, qui rêve pour lui
d’un avenir prestigieux. Entré dans les bureaux de l’administration, il fait sa
carrière, en parvenant aux sommets, occupant un rôle de premier plan dans les
vicissitudes politiques de son temps. En même temps, il fait un passage dans
l’Église et il s’enferme comme moine dans un monastère pendant deux ans, ce qui
ne l’empêche guère de revenir aux affaires et de mener ses intrigues à la cour,
où il deviendra le tout puissant collaborateur des empereurs. Et c’est toujours
lui qui développe une activité d’enseignant et d’écrivain, au point d’être nommé
« consul des philosophes », ce qui lui donne des responsabilités dans
l’organisation de l’enseignement de la philosophie à Constantinople.
Sous cet angle, on le voit bien, à Byzance n’existent pas les conditions pour
donner naissance à un mouvement « humaniste ». Or, si en effet Byzance a connu
des moments pendant lesquels la tradition classique a été plus largement
cultivée, cela est dû à des exigences politiques, et servait au pouvoir pour
réaffirmer sa continuité avec la tradition, même si, ce faisant, il récupérait
des éléments parfois oubliés de cette tradition. D’autre part il est bien vrai
que certains chercheurs de premier ordre, comme Nigel Wilson, ont consacré leur
vie à mettre en valeur la tendance « humaniste » des Byzantins, soulignant à
raison le rôle joué par chaque auteur dans la transmission de la culture
classique. Mais ne confondons pas les désirs des philologues classiques et des
antiquisants, qui souhaitent retrouver les pistes qui ont permis aux
chefs-d’œuvre de la littérature grecque de franchir les siècles, avec la réalité
des Byzantins, qui ont conservé les ouvrages classiques, sans concevoir un
« retour » à l’Antiquité. S’il y a eu volonté de retour aux modèles anciens,
cela a été un phénomène lié à la toute dernière époque byzantine, au XVe siècle,
peut-être en rapport avec le mouvement italien : le personnage clé de cette
conception est certainement Georges Gémiste Pléthon, mais son paganisme souvent
affiché doit être encore largement étudié. L’idée qu’un courant souterrain et
presque mystique byzantin a perduré de l’Antiquité à la chute de Constantinople,
et que ce courant fait surface parfois, en nous montrant quelques détails, idée
très récente, semble être assez influencée par une mode qui nous pousse à
rechercher des sectes byzantines, comme dans une sorte de fantaisie à la
Da Vinci Code . De ce courant feraient partie Jean le
Grammarien, Photius, Psellos, jusqu’à Gémisthe Pléthon, mais à mon sens rien n e
nous autorise à soutenir une hypothèse de ce genre.
Pour mieux comprendre l’attitude byzantine face aux classiques, je voudrais
tourner mon attention surtout vers la conception plus diffusée de l’histoire
humaine. En effet à Byzance nous constatons deux attitudes historiographiques,
l’une, inspirée des modèles de l’Antiquité, qui a tendance à relater les
événements d’une époque donnée, l’autre qui songe à insérer l’actualité dans le
flux de l’histoire divine. La première attitude est celle des historiens les
plus prisés de la production littéraire byzantine, tels Procope ou Anne Comnène,
qui utilisent les anciens auteurs, et notamment Thucydide, comme source
d’inspiration pour réaliser des ouvrages qui représentent davantage la
propagande que l’histoire. Les autres ont été longtemps méprisés comme auteurs
de contes fabuleux et surréels, définis comme « chroniques des moines ». Si dans
la recherche récente notre appréciation a changé, cela est dû à un nouveau
regard jeté sur la mentalité byzantine. Or, c’est justement auprès de ces
auteurs que nous retrouvons une volonté de retracer l’histoire de l’humanité
depuis la création du monde datée du 1er septembre 5509 avant J.-C., et dans
cette histoire globale nous voyons bien qu’il n’y a pas de césure entre le monde
ancien et le monde contemporain. Certes le Christ a représenté une innovation,
mais tout cela s’inscrit dans la continuité du plan pensé et voulu par la Divine
Providence, de façon que les Empires de l’Antiquité se succèdent les uns aux
autres pour préparer la naissance et l’épanouissement de l’Empire byzantin,
successeur de l’histoire du peuple juif, nouvel Israël censé gouverner le monde
jusqu’à la Deuxième Parousie. Or, dans ce contexte, l’Antiquité ne représente
nullement une altérité, mais les prémisses de l’actualité, et il n’y a pas de
solution de continuité dans l’histoire. Mieux, le présent et le passé se fondent
dans un cadre unique, au point qu’on lit le passé avec les jeux d’aujourd’hui,
sans aucune profondeur historique. Les tableaux de la Renaissance occidentale
présentent volontiers les Turcs comme les bourreaux du Christ, mais cela se fait
très consciemment pour soutenir une position politique d’opposition aux Ottomans
et aux Musulmans. Chez les chroniqueurs byzantins, c’est la conviction profonde
que le passé n’est rien d’autre qu’une étape de l’histoire de l’humanité conçue
par Dieu. Ainsi, pour citer un exemple, le mythe d’Aphrodite, qui trompe son
mari Héphaïstos avec Arès, et qui, découverte par le mari, est exposée dans un
filet invisible avec son amant à la levée du soleil (Hélios), devient l’histoire
d’une dame égyptienne qui trahit son mari avec le chef de l’armée ; le pharaon
Hélios, fils d’Héphaïstos, ayant eu connaissance de l’affaire, condamne à mort
le général Arès et expose la femme adultère à la honte publique, comme on
pouvait le faire à Byzance, avant de promulguer des lois pour châtier des
pécheurs. Dans ce cas, il s’agit de la normalisation du passé dans le cadre
d’une idée plus générale, où passé et présent s’interpénètrent sans opposition
de l’un à l’autre. Byzance étant la continuation de l’Empire romain, aucun
retour n’est possible, car il n’y a rien à récupérer : tout existe dans la
continuité, et penser différemment voudrait dire s’opposer à la volonté de Dieu
qui a tout prévu dans Sa Sagesse.
Si nous voulions marquer des époques où une reprise de l’Antiquité est plus
forte, nous trouverions que la première partie du VIe siècle voit renaître un
classicisme, qui se lie aux efforts de Justinien de restaurer l’autorité
« romaine » sur l’ensemble du bassin méditerranéen ; qu’au Xe siècle, notamment
à l’époque de Constantin VII Porphyrogénète, l’idée d’une reprise de l’idéologie
constantinienne (à entendre dans le double sens de retour aux principes du
pouvoir de Constantin le Grand et de Constantin VII) comporte une récupération
aussi de la culture classique, sans qu’il y ait un véritable mouvement
humaniste ; que l’époque des Comnènes, le XIIe siècle, marque une sorte de
classicisme dans la littérature, qui sert à affirmer les efforts de légitimation
de dynastes appartenant à l’aristocratie provinciale opposée au rôle des
bureaucrates de l’administration ; qu’aux XIIIe–XIVe siècles, l’époque des
Paléologues, nous assistons à un classicisme qui sert à défendre la tradition
impériale et romano-hellénique après la catastrophe de la domination occidentale
à Constantinople ; qu’à la même époque le débat sur le rôle de la culture dans
la quête de perfection spirituelle, ce qu’on appelle crise palamite, porte
certains intellectuels à la défense de la culture et de la tradition classique. Bref, toutes les « Renaissances byzantines » reconnues depuis longtemps par les
chercheurs ont raison d’être définies comme des périodes d’étude des classiques,
sans que de véritables mouvements humanistes existent. Par l’ironie du sort,
l’unique période qui n’a jamais été prise en compte dans cette série de
renaissances, celle des siècles obscurs (VIIe–VIIIe) marqués par la crise
iconoclaste, semble avoir été la seule pendant laquelle un épanouissement de
l’esprit humain s’est fait en récupérant la tradition classique contre une
conception qui fait dépendre la volonté humaine de la divine. La question de
l’analogie entre la figure de l’empereur et la figure de Dieu, qui pourrait être
à la base de la querelle des icônes, mériterait d’être étudiée davantage en ce
sens.
Ecartée donc toute idée de la présence de mouvements humanistes, et conscients
d’une persistance de la culture classique à Byzance, nous trouverons toute une
série de personnages de haute culture classique qui ont pratiqué la recherche et
l’étude des écrits de l’Antiquité, parfois dans une sorte de solitude
intellectuelle, très souvent entourés d’amis et collègues. La chasse aux livres
anciens, la récupération d’ouvrages oubliés, la transcription de textes dans des
collections ou des recueils d’extraits caractérisent Byzance tout au long de son
histoire. Nous ne saurions nier la qualification d’intellectuel « humaniste » à
Photius, qui recherche, lit, catalogue et critique un nombre impressionnant
d ’ouvrages composés pendant toute l’histoire de la production littéraire
grecque. Autour de lui existait un cercle de personnes intéressées, dont son
frère Tarasios, mais ils ne constituent pas un mouvement intellectuel. Elève de
Photius, Aréthas, évêque de Césarée, fait également recopier des ouvrages
philosophiques, même s’il semble cultiver sa passion dans l’isolement. Dans la
littérature épistolaire byzantine nous trouvons souvent des références à des
livres qui sont prêtés, ou demandés, et dans certains manuscrits appartenant à
des bibliothèques monastiques nous trouvons des listes de livres empruntés à tel
ou tel personnage, signe incontestable d’une passion pour les lettres, mais nous
n’avons aucune preuve de l’affirmation d’un ressenti différent obtenu par le
biais du recours aux auteurs classiques. La différence est dans le classement
social avant d’être une différence intellectuelle.
Même la condamnation qui accompagne parfois les intellectuels est due à des
questions politiques et non culturelles : Jean Italos est accusé et traduit
devant les tribunaux pour sa culture néoplatonicienne, mais sa participation aux
jeux du pouvoir au moment de l’accession au trône d’Alexis Comnène y est pour
quelque chose. Le cas le plus évident est celui de Jean le Grammairien : figure
d’intellectuel hors pair du début du IXe siècle, il s’occupe de littérature
savante et de médecine, mais l’accusation d’être un sorcier est liée au fait
qu’il avait été nommé patriarche par les empereurs iconoclastes, et le rôle de
mage qui lui a été attribué est dû à son assimilation avec le sorcier biblique
Jannis.
Si donc nous pouvons parler de la persistance de la culture classique à Byzance,
et si cette persistance est due aux positionnements sociaux de l’individu et à
l’évolution de son statut à l’intérieur des circuits du pouvoir, reste à savoir
comment ces intellectuels se formaient, quels étaient leurs moyens de formation
et où ils pouvaient avoir accès aux ouvrages classiques. Mais la recherche en ce
sens n’a pas beaucoup avancé.
Prenons la question des bibliothèques. Nous ne savons pas trop quelle était la
disponibilité de livres à Byzance. Parfois les sources font référence à des
bibliothèques publiques, dont nous ne savons pas grand-chose et dont le
fonctionnement nous est totalement inconnu. Par exemple, nous savons qu’une
bibliothèque existait dans le palais, peut-être située au-dessus de la
salle-à-manger où se déroulaient les cérémonies du palais. Mais sur la
contenance de son fonds nous ne connaissons pas les détails. Le fait que
Constantin VII envoie des personnes chercher dans tout l’Empire des livres
anciens contenant les œuvres des auteurs anciens (mais de quelle époque ? classique ou, plutôt, de l’Antiquité tardive ?) pourrait n’être qu’un lieu
commun repris par lui-même ou par ses courtisans. Une autre bibliothèque
existait dans un édifice appelé l’Octogone, mais la vision classicisante des
chercheurs d’aujourd’hui a donné une image déformée de la réalité. La
bibliothèque aurait brûlé pendant la crise iconoclaste, ce qui est probablement
une fausse information due à la médisance des iconodoules. Pendant ses trois
siècles de vie, elle aurait abrité 36 500 volumes, et les chercheurs se sont
affairés à soutenir qu’il s’agissait d’ouvrages complets ou de volumes contenant
plusieurs œuvres. Or il me semble qu’il ne s’agit que d’une image symbolique, à
savoir que la bibliothèque avait tellement d’ouvrages qu’un lecteur aurait pu en
lire un par jour pendant 100 ans (365 x 100), ce qui nous prive de toute
certitude sur sa réelle contenance. Cette bibliothèque était publique, mais nous
ignorons quelles étaient les conditions d’accès.
Nous pouvons facilement supposer l’existence d’une bibliothèque dans le
patriarcat, que les sources semblent souligner, mais nous ne savons pas quels
livres elle contenait, ni qui pouvait les consulter. Les monastères aussi
avaient des fonds de livres, mais là encore nous ignorons qui étaient les
lecteurs. Des listes d’emprunts nous donnent quelques idées, mais la réalité
nous échappe. En ce qui concerne les bibliothèques privées, nous ne savons pas
grand-chose. Elles étaient liées aux intérêts d’un personnage savant, mais nous
ne savons pas jusqu’à quel degré elles étaient « ouvertes » à un public plus
large, ni quelle était leur destinée après la mort du propriétaire : très
souvent les livres entraient dans la bibliothèque d’un monastère. Si Photios
cite des centaines d’ouvrages, c’est parce qu’il a pu les lire, probablement à
la bibliothèque du patriarcat, mais toutes les hypothèses ont été avancées, y
compris celle qui voit dans ces lectures le résultat d’une quête savante lors de
son déplacement en tant qu’ambassadeur à Bagdad. La bibliothèque de Psellos nous
est inconnue, tout comme celle d’Eustathe de Thessalonique, qui pourtant citent
de nombreux ouvrages d’auteurs anciens. Mais il ne faut pas oublier que les
manuscrits aujourd’hui conservés sont dans la très grande majorité des livres
ecclésiastiques, et que la littérature profane et classique ne représente que 5%
de l’ensemble.
Les particuliers disposaient souvent également d’une bibliothèque privée, que
nous pouvons entrevoir grâce aux donations qu’ils ont faites aux monastères. Dans ce cas, il s’agit de quelques livres, cinq ou six, dont une Bible ou un
Nouveau Testament, un recueil d’oraisons d’un Père de l’Église, un recueil de
lettres, une Vie de saint, un gnomologe, une chronique, un roman comme celui
d’Alexandre. Tout cela servait à la formation intellectuelle du propriétaire,
formation assez diffusée, mais certes non suffisante pour nous faire parler de
participation à un mouvement humaniste. Tout comme la capacité de lire et
écrire : certainement les Byzantins étaient assez alphabétisés, ils avaient des
notions de littérature, surtout chrétienne, sans pour autant pouvoir parler d’un
humanisme diffusé.
En ce qui concerne les écoles, là aussi nos connaissances sont très limitées. Théoriquement les Byzantins ont continué la tradition classique de
l’enseignement, le quadrivium et le trivium. En réalité nous ne savons pas
quelle était la pratique dans les écoles, et en quoi elles consistaient. Il y
avait des enseignants de différents niveaux, qui lisaient des textes religieux
d’abord, classiques ensuite, pour former les élèves : c’est pourquoi nous
n’avons pas de véritables livres d’école, car chaque texte devenait le point de
départ de discussions qui portaient sur l’orthographe, la grammaire, mais aussi
les contenus, la philosophie, la science et tout ce qu’on pouvait tirer de la
lecture. Rares sont les témoignages dont nous disposons sur la pratique de
l’enseignement. Psellos nous parle du rapport qu’il avait avec ses élèves, du
fait qu’il était constamment sollicité pour répondre aux questions que les
jeunes étudiants lui posaient. Une satire cruelle du XVe siècle, le Katavlattas,
nous raconte le climat qui existait dans les écoles, de la vie commune des
élèves qui habitaient auprès du maître, assisté par un élève plus avancé. Nous
savons qu’aux Xe–XIe siècles la pratique d’enseignement reposait sur la
soi-disant schédographie, une forme élémentaire de transmission de notions par
le biais de fiches. Mais là encore nous ne disposons pas de renseignements
suffisants pour juger du système didactique des Byzantins, même si des études
récentes commencent à faire la lumière sur la formation que les élèves
recevaient.
Le Byzantin, nourri des lectures classiques, convaincu que son monde continue la
tradition romaine, sans interruption, pratique les classiques et lit les Pères
de l’Église ; sa formation lui permet de trouver un emploi dans l’administration
de l’État, où il déploiera des connaissances théoriques et s’enrichira des
techniques propres à l’administration. Sa culture ne le met jamais en conflit
avec la culture ambiante, et c’est pourquoi il ne peut pas concevoir le monde de
l’Antiquité comme une alternative à sa propre culture. S’il est quelqu’un qui
aime la culture, qui aime les livres, qui aime passer son temps en compagnie des
grands écrivains, il sera ce que nous appelons aujourd’hui un humaniste, mais
des mouvements humanistes à Byzance n’existent pas. Parler d’un premier ou d’un
deuxième humanisme signifie vouloir adapter à une réalité historique des
catégories qui ne lui appartiennent pas, et cela est une erreur majeure que tout
historien doit éviter soigneusement.
J’ai fait de cette manière un long détour pour parler de la différence et de
l’identité, avant de revenir au sujet qui nous intéresse. Les deux parties de
l’Europe, l’occidentale et l’orientale, débutent leur parcours historique en
partant d’un fonds commun, constitué par une structure étatique identique, par
la même structure sociale, par la même structure de la pensée philosophique. Il
s’agit de l’ « identique » qu’Aristote recherchait en tant que point de départ
pour permettre la naissance des différences. Au cours des siècles, ces deux
parties de l’Europe se différencient : les exigences historiques façonnent les
mentalités, déterminent d’autres applications concrètes, débouchent sur des
organisations de la société différentes et sur des conceptions divergentes en ce
qui concerne l’homme et son positionnement sur le plan physique et surtout
métaphysique : l’action même de l’être humain, sa poussée de conquérant vers des
espaces nouveaux, en sont les conséquences.
C’est ainsi que de l’identité on passe à la différence, mais pas à la diversité :
chacun est l’image de l’autre, chacun peut facilement trouver dans l’autre les
racines de lui-même. Il s’agit plutôt de reconnaître ces différences, ce qui
n’est pas aisé, car cela comporte la mise en question de sa propre organisation
sociale, de son propre positionnement, de sa propre échelle de valeurs morales. Il s’agit en conclusion d’assimiler l’Autre au Soi, de le faire identique, mais
justement « différent », ce que personne n’est disposé à concéder facilement
sans se questionner. Les Occidentaux ont diabolisé les Byzantins par le biais de
la religion, en les accablant avec des accusations d’hérésie, avant de se lancer
à la conquête de leur espace physique et de leurs riches marchés. Mais la même
démarche de criminalisation religieuse par le biais de l’anathème avait été
utilisée par les Byzantins, au moment où ils étaient les plus forts, au temps du
patriarche Photius. C’est ainsi que la différence, affirmée au cours des
siècles, devient identité ethnique opposée, selon les modèles de
l’interprétation anglo-saxonne du concept d’identité et de différence. Mais le
processus, à mon avis, est beaucoup plus long, beaucoup plus sinueux, et c’est
justement dans ses plis que se resserre la possibilité de réfléchir aux
principes fondamentaux d’identité et de différence.
La société grecque médiévale est exemplaire en ce sens : née de la même souche
que les sociétés européennes occidentales, elle se développe en s’éloignant des
autres, et en se constituant en tant que modèle possible, tout en construisant
une différence (mais non une diversité) qui fait ressentir ses effets jusqu’à
aujourd’hui. La civilisation byzantine devient ainsi paradigmatique dans une
Europe qui essaie de se constituer en État supranational, et qui doit concilier
ses différences, tout comme Byzance a dû essayer de le faire.